New York. Jasper Jayne est une tueuse à gages. Blonde, petite et menue, elle est redoutable parce que personne ne se méfie d'elle : ainsi s'inscrute-t-elle dans une réception chic où elle tue plusieurs gardes afin de pousser un certain Wertham à fuir par les toits où l'attend un hélicoptère. Sauf que là haut l'attend la partenaire de Jasper, Liz, qui finit le boulot.
A l'autre bout de la ville, Zara, une romancière en panne d'inspiration, entre dans un bar pour picoler. Puis elle attend le métro sur un quai où arrive Jasper, blessée, qui lui demande de l'aide mais refuse d'aller à l'hôpital. Une fois chez Jasper, celle-ci invite Zara à lui faire la lecture dans son lit. Elles échangent un baiser...
Pour commencer, à l'heure qu'il est, je ne sais pas dans quoi je me suis embarqué avec The City Beneath Her Feet car je n'ai trouvé nulle part (en particulier sur le site de l'éditeur DSTLRY) combien d'épisodes comptera cette série. Je mise sur un mini parce que c'est la norme pour cet éditeur, habitué à des histoires en trois ou quatre numéros max.
Bon, en même temps, ça n'allait pas m'arrêter. Parce que, tout d'abord, c'est toujours un plaisir incomparable de tenir un comic-book publiée chez DSTLRY : le grand format, le papier de qualité, l'attractivité des équipes créatives, la pagination généreuse... Franchement, même si c'est plus cher qu'ailleurs (8,99 $), c'est tellement qualitatif que c'est irrésistible.
Ensuite, hé bien, Elsa Charretier quoi ! C'est quand même une artiste extraordinaire et, même si ses vidéos sur Youtube me manquent, la voir devenir une vraie star des comics me réjouit parce qu'elle le mérite. Et après Tom King, qui lui a écrit sur mesure Love Everlasting, elle a séduit James Tynion IV, qui a trouvé le temps dans son agenda surchargé pour lui écrire quelque chose. ET c'est de l'or pur !
Tynion IV, pourtant, avec moi, ça passe ou ça casse, sans demi-mesure. C'est un auteur très doué et prolifique, mais sa production majoritairement tournée vers l'horreur n'a plus grand-chose d'attirant pour moi. Mais là, il est très bien inspiré, on sent tout de suite qu'il a voulu faire quelque chose de différent, spécialement pour Elsa Charretier, donc no souci.
"C'est une histoire d'amour. Mais pas ce genre d'histoire d'amour..." prévient Zara, visiblement pas au top de sa forme dans la première scène où elle est affalée sur un banc de quai de métro. Zara est une romancière qui, juste avant de connaître Jasper Jayne, n'arrivait plus à écrire et passait son temps à écumer les bars et traîner son désoeuvrement artistique.
Et puis, donc, Jasper est entrée dans sa vie comme un boulet de canon. Jasper est une tueuse à gages qui vient de remplir un contrat avec sa partenaire Liz mais qui a été blessée pendant cette mission. Elle demande de l'aide à Zara mais refuse d'aller à l'hôpital. Elles deviennent amantes, malgré les protestations de Liz qui sait bien que Jasper n'est pas une fille qu'on peut oublier.
Zara trouve donc l'amour et retrouve l'inspiration, en signant un manuscrit inspiré par la double vie de Jasper. Et, évidemment, c'est là que ça va dégénérer parce que Jasper explique à Zara qu'elle ne peut passer sa vie à l'attendre entre deux missions ni espérer relancer sa carrière d'écrivain sur son dos. Elles se séparent, le temps passe (trois ans) et Zara en vient à se demander si elle n'a pas rêvé tout ça... Jusqu'à ce que le passé lui revienne en pleine poire...
Ce qui frappe dans cet épisode, qui fait quand même une quarantaine de pages (la norme pour du DSTLRY), c'est le rythme. Tout passe à toute allure, mais sans que ce soit précipité, bâclé, expédié : non, c'est seulement que James Tynion IV ne s'embarrasse pas d'exposition, il plonge ses personnages et le lecteur dans le vif du sujet, dans le feu de l'action, c'est trépidant et jubilatoire.
Alors que la décompression narrative reste encore majoritaire dans les comics, en lire un qui ose zapper les préliminaires a quelque chose d'électrisant. Ensuite, les personnages justement : Tynion IV joue sur l'idée d'une écrivain qui a fini par douter de la réalité de la rencontre et de la romance qu'elle a vécue avec une tueuse à gages. Ce n'est pas forcément la partie la mieux traitée parce que le doute en question n'est pas creusé (à cause justement de l'enchaînement rapide de situations) mais c'est intrigant, accrocheur.
Toutefois est-il que l'idée a un potentiel énorme parce que son extravagance fonctionne ici. Là encore Tynion saute les haies sans se soucier de réalisme : Zara accepte de ne pas conduire Jasper à l'hôpital, se retrouve chez cette tueuse qui habite dans un appartement ahurissant, elles passent au lit vite fait, s'embrassent. Et même quand Liz débarque pour dégager Zara, on sait bien que ce n'est que le début.
Donc la relation entre les deux filles, l'aspect hors du commun de tout ça, sont relégués au second plan, ce n'est pas ça qui compte : ce qui importe, c'est d'être embarqué, entraîné, de ne plus avoir le temps de réfléchir - en somme, c'est de s'identifier à Zara, de tomber sous le charme de Jasper, et d'oublier tout le reste. Surtout d'oublier d'être raisonnable.
Et cette déraison est parfaitement traduite par le dessin d'Elsa Charretier. On renoue avec ce trait jeté, nerveux, et en même temps incroyablement élégant, voluptueux même, ce découpage d'une fluidité sensationnelle. Là, je vous le dis, c'est du storytelling graphique, qui vous prend par le col et ne vous lâche plus. N'essayez même pas de résister, c'est voué à l'échec.
Ce qui est fabuleux chez Charretier, c'est qu'elle est parvenue à ce niveau de qualité visuelle où avec très peu, elle installe un univers, elle campe des personnages, elle vous convainc que c'est naturel et même facile. Seuls les très grands dessinateurs en sont capables. Ce n'est pas seulement de la technique ou même du talent : c'est quelque chose qui s'impose à vous avec la force de l'évidence, vous lisez ça et vous sentez que vous avez sous les yeux un truc hors du commun.
Quand en prime c'est Jordie Bellaire qui s'occupe des couleurs, c'est la cerise sur le gâteau : des couleurs vives, presque criardes parfois, avec des contrastes puissants, mais en harmonie avec le sujet, la forme. Charretier joue beaucoup elle-même sur les contrastes, avec des à-plats, et Bellaire respecte ça parce que c'est une artiste elle-aussi qui suit le trait et le tonifie.
Lire et a fortiori critiquer The City beneath her feet, c'est parfait quand, comme moi, on lit beaucoup et donc on écrit beaucoup sur ce qu'on lit. Parce que cette activité peut parfois vous submerger, vous éreinter, vous assécher. Et puis, paf ! vous avez ce comic-book qui vient vous redonner un coup de boost et vous trouvez une source de motivation pour continuer.
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