Dani, une jeune femme d'une vingtaine d'années, mène une double vie : ancienne codeuse chez Google, elle a quitté son job après un burn-out pour devenir une camgirl sous le pseudonyme de Kyoko, devenant le fantasme de clients en ligne. Elle vit avec Ryan et sa meilleure amie Liz semble jalouser leur union. Mais tout va dérailler quand un des clients de Kyoko se met à dénigrer ses relations puis à la menacer de mort...
Les initiales de l'éditeur A.W.A. signifient Artist Writers and Artisans, et ses fondateurs sont deux anciens cadres de Marvel, Axel Alonso et Bill Jemas, qui ont pris leur indépendance en 2019, en convaincant au passage plusieurs scénaristes (J.M. Straczynski, Peter Milligan...) et artistes (Mike Deodato Jr. Frank Cho de les suivre en échange d'une liberté créative totale.
D'abord impactés par la crise du Covid, AWA a quand même réussi à surnager, même si le projet initial a perdu de sa superbe et de son impact. Pour ma part, j'ai toujours surveillé avec curiosité leurs parutions sans jamais vraiment craquer (tout juste avais-je commencé la mini Telepaths, de Straczynski avec Steve Epting sans la terminer).
Si j'ai fini par craquer pour CamGirl, c'est parce que d'une part c'est un one-shot, ce qui ne m'engageait pas sur un long délai, et ensuite parce qu'en suivant Tula Lotay sur BlueSky j'ai remarqué la variant cover qu'elle a signée ici (et que j'ai choisi pour ma commande). J'ignorai tout de sa scénariste et ne connaissais pas grand-chose de son artiste.
En lisant la postface de CamGirl, on peut toutefois apprendre que cette histoire est quasiment autobiographique pour Sarah H. Cho : comme son héroïne Dani/kyoko, elle est d'origine sud-coréenne et a souffert de crises psychotiques qui lui ont gâché l'existence avant qu'elle ne s'en sorte au bout d'une cure d'une dizaine de mois. Mais elle n'est pas devenue une camgirl ensuite.
Sarah H. Cho avait trois objectifs en écrivant cette histoire : d'abord parler justement de la souffrance psychique consécutive à une trouble non diagnostiqué ; ensuite évoquer ce qu'on appelle le Lotus Blossom ; et enfin traiter de la condition des travailleuses du sexe. Vaste programme mais ici magistralement rendu.
Reprenons les choses dans l'ordre : Dani est une ancienne codeuse chez Google. Accaparée par son travail, constamment sollicitée, elle fait une dépression au cours de laquelle sa bipolarité se révèle et se mue en délire de persécution. Elle se croit épiée et pense que sa meilleure amie, Liz, est la cible d'une organisation de trafic d'êtres humains dont elle a pour mission de la sauver. Il s'agit en fait d'un sentiment de culpabilité exacerbé parce qu'elle et Liz ont eu une brève liaison au lycée à laquelle elle a mis un terme.
Après une tentative de suicide, elle se soigne et cherche un nouveau job lorsqu'elle découvre un article sur une camgirl. Le job est très lucratif et elle s'invente un double, Kyoko, qui est une version du fantasme de la femme asiatique, personnification du Lotus Blossom. Les hommes blancs fantasment souvent sur ce type de filles qui paraît fragile et docile à la fois et qu'ils veulent à la fois protéger et posséder.
Les affaires marchent très bien pour Dani/Kyoko qui, entre temps, a même trouvé l'amour, le vrai, dans les bras de Ryan, qui l'a aidée lors d'une mauvaise passe et qui accepte son métier et partage son goût pour la fête. Lors de leurs sorties en boîte, Dani et Ryan consomment alcool et drogue, ce qui inquiète Liz, déjà préoccupée par le fait que Dani a abandonné toute ambition pour un travail plus sérieux, mais qui ne veut pas non plus se fâcher avec elle en dénigrant les travailleuses du sexe.
Un des clients de Kyoko sous le pseudonyme de Your_Knight_In_Shining_Armor dépense des sommes folles pour attirer son attention jusqu'à ce qu'il change complètement de ton en lui reprochant sa manière de vivre en dehors de ses sessions, l'accusant de coucher avec n'importe qui, de boire et de droguer. Il va finir par la menacer puis l'encourager à se suicider...
Dani redevient-elle folle ? Pendant une bonne partie du récit, Sarah H. Cho entretient très habilement le suspense, montrant avec un sens du rythme aiguisé et un savoir-faire éprouvé dans la progression de la tension, comment la jeune femme tente au début de faire front, puis finit par paniquer, débordée par cet ex-fan très en colère, qui connaît sa double identité, son adresse, etc.
Des flashbacks, brefs mais évocateurs, nous renseignent sur le passé de Dani, sa formation de codeuse, le fait que sa famille et son entourage l'aient reniée, son aventure avec Liz, sa rencontre avec Ryan, ses rendez-vous chez son dealer Jason, sa tentative de suicide après ses crises de paranoïa... Le portrait de cette jeune femme, qui n'est pas un ange, nous la rend quand même attachante et surtout dépasse le simple fait qu'elle soit jolie, sexy, attirante - plus qu'un fantasme, qu'un symbole du Lotus Blossom.
Le scénario met aussi l'accent sur le danger de mener une telle activité, quand on est reconnu dans la rue, que des policiers ne vous prennent pas au sérieux (certains étant même des spectateurs de ses live). Sarah H. Cho considère que les travailleuses du sexe sont mal considérées, ostracisées, et que personne ne fait la différence entre une prostituée et une camgirl, mais que les deux auraient besoin d'être également protégées.
Sur le seul plan de la fiction, CamGirl s'avère très efficace. La révélation de l'identité du stalker pourra plus ou moins décevoir, c'est l'écueil du genre : on souhaite à la fois un coupable crédible et en même temps être surpris. Pour ma part, j'ai été assez accroché par l'histoire pour ne pas avoir envie de faire la fine bouche sur ce point. Et la résolution de l'intrigue est intelligente, soulignant que, non, définitivement, Dani n'est pas qu'une jolie fille impressionnable mais une battante.
Visuellement, la prestation de CP Smith est franchement superbe. Son trait est épuré mais très expressif. Les décors sont soignés, le découpage simple et sobre mais parfait, au service de la narration. Ses personnages sont magnifiquement campés, dans un style réaliste mais sans fioritures. Dani est mignonne et Kyoko séduisante, Ryan et Liz sont des seconds rôles pourvus d'une vraie présence.
Par ailleurs, Smith doit se charger de mettre en images toute la mise en scène propre aux camgirls, qui s'effeuillent devant un écran d'ordinateur sans voir leurs clients (et donc ce qu'ils font, même si on l'imagine facilement). Le lettrage est absolument épatant, avec des polices de caractère toujours bien conçues, sans que l'effet soit envahissant ou en décalage par rapport au graphisme de Smith. Tout est parfaitement fluide, jamais trop bavard, envahissant.
Les couleurs sont également subtiles, souvent pastellisées, dans des nuances douces, avec deux ambiances qui se détachent (une rose pour les sessions live de Kyoko, une bleue pour les scènes nocturnes). Cette délicatesse peut surprendre au premier regard, mais elle permet de faire tomber la vigilance du lecteur pour qu'il soit davantage surpris lorsque l'histoire dérape.
Bref, c'est une grande réussite. Je n'ai pas souvent l'occasion de savourer des one-shots comme celui-ci, avec un sujet original, aussi bien traité tant narrativement que visuellement. Qui sait ? Peut-être que AWA devrait davantage en produire pour se démarquer de la concurrence. En tout cas, avec Cho et Smith, elle tient une fameuse équipe créative.
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