mardi 9 décembre 2025

SUSIE ET LES BAKER BOYS (Steve Kloves, 1989)


Les Fabulous Baker Boys sont deux frères, Jack et Frank, qui jouent ensemble depuis quinze ans dans des clubs et des hôtels à Seattle et dans ses environs, jouant sur une paire de pianos à queue des standards de jazz et de variété. Frank est également le manager du duo, et Jack commence à se lasser d'interpréter toujours les mêmes morceaux - il collectionne les aventures d'un soir, s'occupe de son vieux labrador et passe du temps avec Nina, une fillette qui habite avec sa mère dans le même immeuble que lui.


Les contrats se faisant rare et donc les revenus en baisse, Frank a l'idée d'engager une chanteuse pour redynamiser leur numéro. Les deux frères auditionnent une trentaine de jeunes femmes, sans succès, jusqu'à l'arrivée, avec 1h. 30 de retard, de Susie Diamond qui les convainc de l'écouter. Elle les impressionne assez pour qu'ils l'engagent. Leur première représentation en trio est imparfaite mais leur vaut de nouveaux engagements mieux rémunérés.


Le trio s'établit dans un complexe hôtelier luxueux pour un mois pendant les fêtes de fin d'année. Voyant Jack flirter avec Susie, Frank s'en inquiète en expliquant à son frère que cela risque de perturber l'équilibre du groupe. Lorsque son fils se blesse légèrement, Frank est obligé de partir précipitamment et Jack se produit seul le soir du Nouvel An avec Susie. Au terme d'une prestation éblouissante, l'inévitable se produit...


Steve Kloves avait 29 ans quand il réalise The Fabulous Baker Boys (en vo) qu'il a commencé à écrire quatre ans auparavant. L'histoire lui a été inspiré par le duo de pianistes Ferrante & Teicher quand ils furent programmés au Ed Sullivan Show dans les années 60 et c'est après avoir rencontré d'autres musiciens qui se produisaient dans des bars, clubs, restaurants, hôtels qu'il a étoffé son script.


Le studio 20th Century Fox acquiert les droits de son histoire mais rechigne évidemment à le laisser en être le réalisateur. Kloves rêve alors de collaborer avec George Roy Hill mais entre les deux hommes, le courant ne passe pas. Sydney Pollack est alors contacté mais contre toute attente il va défendre le jeune auteur pour qu'on le laisse diriger le film alors que lui en sera un des producteurs exécutifs.
 

Curieusement personne ne veut de deux véritables frères pour camper Jack et Frank Baker. Bill Murray et Chevy Chase sont envisagés, sans suite. Alors on propose à Dennis et Randy Quaid les rôles, mais ils déclinent. Jeff Bridges manifeste son intérêt et va faire le forcing pour que son frère Beau lui donne la réplique. Le studio aimerait quelqu'un de plus connu que ce dernier avant de s'incliner.


Pour le rôle clé de Susie, c'est Whitney Houston qui est le plus désirée, mais à cette époque elle privilégie sa carrière de chanteuse et ne veut pas ajouter à son agenda un tournage de film. Le script passe dans les mains de Jodie Foster, Jennifer Jason Leigh, Debra Winger. Madonna refuse, estimant l'histoire "trop mièvre" (la star n'a décidément jamais eu de flair pour s'imposer sur grand écran).

Michelle Pfeiffer n'est encore qu'une actrice en devenir et la Fox accepte à contrecoeur de l'auditionner - un parallèle avec son personnage dans le film car elle aussi met finalement tout le monde d'accord. Durant le tournage, les frères Bridges jouent vraiment du piano et Pfeiffer en playback ce qu'elle a enregistré au préalable.

Pourtant, énième bizarrerie dans la production, Dave Grusin, compositeur de la bande originale, ne va pas garder les enregistrements de Jeff et Beau Bridges, préférant rejouer leurs parties avec son ami John Hammond. Pas très classe. Mais, enfin, on notera que les trois comédiens ont vraiment fait le taf quand on le leur a demandé.

36 ans après sa sortie et son score qui a juste remboursé son budget, que penser de Susie et les Baker Boys (en vf) ? Il y a des choses qui ont méchamment vieilli, au premier rang desquelles la bande son de Grusin, bien moins inspiré que d'habitude, et qui, à la moindre occasion, nous inflige des solos de saxo ténor sirupeux pour suggérer la tension érotique entre Jack et Susie ou l'ambiance mélancolique.

On se dit aussi que l'histoire aurait sûrement gagné à se situer dans le passé, quand des musiciens galéraient dans des clubs, parce que les années 80 collent moins à ce genre de récit (c'était quand même la décennie pathétique des yuppies, avec des coiffures au brushing affreuses, des coupes de vêtements moches). Mais Kloves n'aurait sûrement pas eu les moyens pour reconstituer les années 40-50 s'il l'avait voulu...

En vérité, The Fabulous Baker Boys ressemble à la version jazz de A Star is born. Les deux frangins n'ont jamais confirmé leurs brillants débuts et traînent dans des clubs indignes de leur talent depuis 15 ans jusqu'à ce qu'ils rencontrent Susie. Elle va être à la fois leur moyen de se relancer et l'instrument de leur chute.

Parce qu'elle est aussi ambitieuse que décomplexée, la jeune femme remobilise les troupes tout en menaçant gravement l'équilibre du duo. Frank s'en rend vite compte quand il voit avec quelle désinvolture mais aussi avec quel talent elle mène son affaire, et surtout quand Jack et elle se mettent à flirter. Il voit avant tout le monde que la chance se paie.

Jack et Susie deviennent amants, sans s'attacher vraiment - surtout Jack, qui est l'archétype du mec qui a renoncé et se fiche de tout. Frank en revanche tient autant au groupe pour ce qu'il représente que parce qu'il lui permet de faire vivre toute sa famille : il a des responsabilités, contrairement aux deux solitaires que sont Jack et Susie.

Le point de bascule du récit a lieu lors d'une scène devenue l'emblème du film quand Susie, assise puis allongée langoureusement sur le piano de Jack, chante d'une manière scandaleusement sensuelle Makin' whoppee. Elle exécute un numéro de charme auquel ne résistera pas son partenaire... Et encore moins le trio car cela lui vaut d'être remarquée par un producteur qui la décidera à plaquer les deux frères pour un emploi plus rémunérateur.

Susie sortie de la photo, les deux frères règlent leurs comptes. Mais surtout soldent leur histoire. Jack admet enfin qu'il n'en peut plus et Frank l'admet. Ils se réconcilient. Jack regagnera-t-il le coeur de Susie ? Le dénouement était sans doute trop flou, pas assez franchement positif pour plaire au grand public, mais Kloves a l'honnêteté de ne pas céder à un happy end trop explicite.

Sa réalisation est très maîtrisée et élégante, il faut dire qu'il a pu compter sur un directeur de la photo aussi renommé que Michael Ballhaus (Les Affranchis de Scorsese, Dracula de Coppola...), mais tout de même c'est bien dommage qu'après ça Kloves n'ait pas persévérer derrière la caméra, retournant écrire pour les autres (on lui doit les adaptations des romans Harry Potter).

Il n'y a pas de seconds rôles dans le film, le trio suffit - et quel trio ! Jeff Bridges est formidable en loser magnifique. Beau Bridges est épatant en grand frère clairvoyant. Et Michelle Pfeiffer est absolument éblouissante : même si donc le film n'a pas vraiment performé, elle, y a gagné ses galons de star. Elle chante en plus divinement !

Un très chouette film.

lundi 8 décembre 2025

SERIE NOIRE POUR UNE NUIT BLANCHE (John Landis, 1985)


Ingénieur dépressif et insomniaque, Ed Okin découvre que sa femme le trompe. La nuit venue, il quitte le domicile conjugal et roule jusqu'à l'aéroport de Los Angeles pour se rendre à Las Vegas où son collègue Herb lui a assuré qu'on trouvait des prostituées capables de satisfaire le moindre de vos désirs pour peu qu'on y mette le prix. Mais alors qu'il se gare dans le parking souterrain, Diana, une belle trafiquante de diamants, atterrit sur le capot de sa voiture dans laquelle elle monte et le supplie de l'emmener loin d'agents iraniens lancés à sa poursuite.


Il la conduit jusqu'aux quais où mouillent des yachts dont l'un appartient à un certain Jack Caper, homme d'affaires riche et influent qui pourrait la sortir de ce mauvais pas. Mais le gardien du bateau lui répond qu'elle est persona non grata à bord. Direction un plateau de tournage à Hollywood où elle trouve une amie actrice, Christie, à qui elle demande de garder un trousseau et qu'elle accepte de cacher dans la doublure de son manteau.


Avant de le laisser tranquille, Diana obtient de Ed qu'il lui rende un dernier service en la déposant à un hôtel où réside Hamid, un notable iranien. Mais avant cela, Ed exige de connaître le fin mot de cette histoire. Diana lui explique avoir fait passer illégalement des émeraudes provenant du trésor du Shah d'Iran aux Etats-Unis, raison pour laquelle elle est poursuivie par tout un tas de gens qui veulent mettre la main dessus. Une fois à l'hôtel, Ed ne peut se résoudre à laisser seule Diana et monte à l'étage de la suite d'Hamid où il tombe sur plusieurs cadavres et leur assassin qui tient la jeune femme...
 

En 1985, John Landis est au sommet de sa gloire : il a réalisé le cultissime The Blues Brothers (1980), Le Loup-Garou de Londres (1981, qui lui vaudra de diriger le clip Thriller de Michael Jackson en 83), Un Fauteuil pour Deux (1983) et des segments du film La Quatrième Dimension (1984). Le studio Universal accepte donc son nouveau projet avec enthousiasme : Into the Night (en vo).


Le script est écrit par Ron Koslow et promet d'être une comédie policière et d'espionnage dans le cadre de Los Angeles. Mais, en vérité c'est comme si Landis ne l'avait que parcouru et retenu comme prétexte à l'organisation d'une grande fête avec ses meilleurs copains et idoles. Et ça, ni la critique ni le public ne le lui passeront.


En effet, Série Noire pour une Nuit Blanche (en vf) sera un four (à peine 7 M $ de recettes pour 8 M $ de budget). De fait, Landis donne l'impression d'avoir oublié son film au profit d'une réunion d'amis que finalement peu de monde aura identifié puisque ce sont en majorité des cinéastes, scénaristes, musiciens.
 

Pour ne rien arranger, après trois semaines de tournage (sur 60 jours au total), Landis comparaît devant la justice. Il est accusé d'homicide involontaire pour un accident tragique survenu sur le plateau de La Quatrième Dimension - le crash d'un hélicoptère qui coûtera la vie à deux enfants et au comédien Vic Morrow). Heureusement pour lui, il ne sera pas condamné.

Tout n'est pas à jeter dans Into the Night : le personnage de Ed Okin est un insomniaque qui va vivre la nuit la plus agitée de sa vie au terme de laquelle il retrouvera enfin le sommeil qui le fuit depuis des mois sans explication. En rencontrant Diana, il entame un voyage nocturne qui, au bout du compte, l'illumine sur ses sentiments, sa raison d'être, tandis qu'elle trouve un homme qui l'aime après l'avoir aidée sans lui poser de questions.

Il y avait donc la matière à une screwball comedy prometteuse, mais le rythme fait cruellement défaut à l'histoire. La faute à un montage trop lâche et une durée trop longue (110'). Et donc à la désinvolture du cinéaste envers son propre long métrage, comme s'il avait péché par excès de confiance. Ou tout simplement comme l'énième exemple d'un réalisateur trop choyé.

C'est dommage, mais implacable. L'intrigue est tellement diluée, sinueuse qu'on finit par ne plus trop savoir ce que tout ça raconte. Il y a des diamants volés, des iraniens complètement stupides à la gâchette facile, un tueur à gages dont ignore pour qui il travaille, une femme d'affaires perse, un riche homme d'affaires influent et mourant, une actrice sacrifiée...

N'en jetez plus ! Landis aurait pu exploiter tous ces éléments pour en rire (et nous faire rire avec) dans la Mecque du cinéma, comme pour passer en revue tous les clichés des genres qu'il explore et en pointer les artificialités. Mais il n'en fait rien. Pas de satire, pas non plus de francs éclats de rire. Le film est trop violent pour être marrant, pas assez marrant pour être parodique, etc.

Ce qui est le plus étrange, c'est que ce qui démarre comme une comédie sur un loser et celle qui va dynamiter son existence devient une sorte de polar et de film d'espionnage de plus en plus sombre, avec carrément un type qui préfère se faire sauter le caisson que de se rendre à la fin. Les émeraudes après qui tout le monde court n'intéressent plus personne depuis belle lurette alors.

Je ne vais pour dresser la liste exhaustive des guests que Landis a complaisamment placé ça et là mais il y a ses confrères comme Jonathan DemmeDavid Cronenberg, Paul Mazursky et Jim Henson (le créateur des Muppets), le guitariste de blues Carl Perkins, et ses idoles Don Siegel et Roger Vadim.

Le casting comprend dans, moins des seconds rôles, de la figuration des gens comme Dan Aykroyd (déjà là dans Un Fauteuil pour deux), Vera Miles, Richard Farnsworth, Irene Papas, et surtout David Bowie, le seul dont on regrette que le temps de présence à l'écran ne soit plus long et surtout mieux éclairé.

Jeff Goldblum et Michelle Pfeiffer (qui, elle, a eu le droit d'inviter sa soeur Dedee dans un caméo) forment le couple vedette du film. On ne peut pas dire que leur alchimie crève l'écran, mais ils sont très bons chacun de leur côté : Goldblum joue très bien le mec désabusé à cause du manque de sommeil, ce qui fournit un quiproquo amusant quand Bowie le prend pour un professionnel impassible, et Michelle Pfeiffer est tellement belle que c'est presque scandaleux que son rôle n'ait pas été plus développé.

Série Noire pour une Nuit Blanche est un film qui aurait pu. Mais que son réalisateur a oublié en cours de route. A moins qu'il ne l'ait jamais envisagé sérieusement, trop occupé à préparer ce qui normalement se déroule à la fin d'un tournage : un gueuleton entre amis. Mais auquel le public, lui, n'a pas été convié...

samedi 6 décembre 2025

BATMAN, LE DEFI (Tim Burton, 1992)


Gotham, la nuit de Noël. Les Cobblepot, un horrifiés par la difformité de leur nouveau-né, l'abandonnent en le jetant dans son berceau dans les égouts de la ville. Le bébé est recueilli par des manchots, pensionnaires d'un aile du zoo. 33 ans plus tard, Oswald, devenu adulte, est à la tête du gang du Triangle Rouge, composé de forains impliqués dans des disparitions d'enfants à travers le pays, et il kidnappe le riche industriel véreux Max Shreck qu'il fait chanter avec des preuves sur le pollution de ses usines.


Shreck accepte d'aider Oswald à réintégrer la haute société et, pour que le public ne soit pas épouvantés par son apparence, il en fait un héros qui sauve le nourrisson du maire, capturé par un membre du gang. Pour service rendu, Oswald accède au registre d'Etat-Civil en affirmant chercher qui étaient ses parents alors qu'il dresse une liste des enfants des notables de Gotham. Pendant ce temps, Selina Kyle, la secrétaire de Shreck, découvre ses malversations et son patron la tue par défenestration.


Elle survit miraculeusement mais perd la raison et endosse l'identité de Catwoman. Le lendemain elle se présente au bureau de Shrek en présence de Bruce Wayne qui refuse d'investir dans ses affaires. Déguisé en Batman, Wayne enquête sur Oswald dont il soupçonne la complicité avec le Triangle Rouge tandis que Shreck convainc Cobblepot de se présenter aux élections municipales pour barrer la route du maire sortant, réfractaire à ses projets. Pour ce faire, les deux hommes organisent une vague d'attentats que Oswald promet de réprimer...


Deux ans après le triomphe de Batman, le studio Warner demande à Tim Burton d'en réaliser une suite. Le cinéaste se montre réticent par principe et parce qu'il devine que la pression va être trop forte. Sam Hamm, le scénariste du premier opus, livre un premier jet du script qui reprend les choses où elles en étaient restées en introduisant le Sphinx (Riddler) comme nouveau méchant et Robin.


Si l'idée de présenter le sidekick de Batman plait assez à Burton, le reste ne le convainc pas et il demande à Daniel Waters, dont il a aimé le script de Fatal Games (Michael Lehmann,1989), de retravailler cette copie. Exit le Sphinx, place au Pingouin et Catwoman. Burton veut mettre les méchants au premier plan pour expliquer comment ils sont devenus ce qu'ils sont.


Au bout du compte, le nouveau scénario s'avère trop long et trop coûteux et Wesley Strick joue les script doctors, même si sa contribution ne sera pas créditée. Robin sort du jeu au profit de Max Shreck (dont le nom est inspiré de l'acteur Max Schreck, qui incarna Nosferatu dans le film de F.W. Murnau en 1922). La Warner donne son feu vert pour lancer la production.


Burton avait le nez creux en pensant que la suite serait éprouvante. D'abord le casting sera une succession de concessions : il avait rêvé de Brando pour jouer le Pingouin, puis à Dustin Hoffman, Christopher Lloyd et Robert de Niro. Idem pour Catwoman : Annette Bening doit renoncer car elle tombe enceinte, Ellen Barkin, Cher, Bridget Fonda, Susan Sarandon, Jennifer Jason Leigh, Madonna, Lena Olin sont pressenties. Sean Young tient la corde, mais la Warner n'en veut pas.

Le tournage, sous haute surveillance des producteurs exécutifs Peter Guber et Jon Peters, met les nerfs de Burton à rude épreuve alors que ses intentions concernant la mise en avant des vilains avaient été approuvées. Batman n'apparaît en effet qu'au bout de 13' et sa première réplique au bout de 17'. Avant cela, le film ne montre que le Pingouin, Shreck et Selina Kyle.

Par ailleurs, quand il découvre que son texte a été révisé, Waters exprime son mécontentement : il souhaitait que Batman puisse tuer, mais Burton préférait que le justicier se distingue de ses ennemis. Il subsistera quand même une scène où le chevalier noir élimine définitivement un adversaire mais filmée d'une manière qui évoque un cartoon.

Si Burton s'entend parfaitement avec ses acteurs, il marche quand même sur des oeufs car Michael Keaton et Michelle Pfeiffer ont été amants et Keaton redoute que sa femme ne le soupçonne de draguer à nouveau sa partenaire. Néanmoins l'acteur sera le premier soutien du réalisateur quand les producteurs discuteront ses choix (comme le fait que Batman soit plus taciturne et sombre) ou que les dialogues de Catwoman regorgent de sous-entendus sexuels.

A sa sortie, Batman Returns (en vo) est un énorme carton mais Burton est essoré et il sera remplacé pour le troisième volet par Joel Schumacher, tandis que Keaton préférera ne pas poursuivre sans Burton (Val Kilmer enfilera le costume du chevalier noir). 33 ans après (hé oui, il s'est écoulé autant d'années entre la sortie du film et cette critique qu'entre la naissance d'Oswald et son alliance avec Shreck), que reste-t-il de Batman, le Défi (en vf) ?

Pour moi, c'est toujours la meilleure adaptation des aventures du caped crusader. Meilleure que la trilogie de Christopher Nolan ou que The Batman de Matt Reeves. Peut-être tout simplement parce que Tim Burton a imposé son style si particulier à l'oeuvre, notamment en plaçant le Pingouin et Catwoman au premier plan.

Hitchcock disait que "meilleur est le méchant, meilleur est le film" et cette formule s'applique parfaitement à Batman Returns. Mais, on le sait si on aime le cinéma de Burton, les méchants, ou du moins ceux qu'on définit comme tels, sont moins des vilains que des parias, moins des malfrats que des bannis, moins des monstres que des êtres différents.

C'est ce qui fait tout la beauté de ce film : Batman est au même titre que le Pingouin et Catwoman moins un être humain qu'un être trouble, troublant, troublé. Ce sont trois âmes égarés qui tentent, à travers leurs alias, à se reconstruire. Comme Bruce Wayne, Oswald Cobblepot est un orphelin. Et Selina Kyle la victime d'une crapule.

La seule différence, c'est que le Pingouin et, plus encore, Catwoman se révèlent véritablement en assumant leur transformation. Selina Kyle était une secrétaire coincée qui renaît en femme fatale. Oswald Cobblepot embrasse sa nature animale quand la haute société de Gotham le rejette une fois de trop. Bruce Wayne en revanche résiste à n'être que Batman pour ne pas perdre tout contact avec le réel.

Ce qui aboutit à un sentiment de compassion, d'empathie. Le Pingouin a beau être violent, cruel, pathétique, on ne peut s'empêcher d'éprouver de la sympathie pour lui, ou du moins de comprendre ce pourquoi il a un tel ressentiment envers Gotham et ses habitants (surtout ses notables). idem pour Catwoman, qui, bien avant #MeToo, est la proie d'un homme sans scrupules et ne peut ensuite abandonner sa vengeance auprès de Bruce Wayne.

Le vrai vilain de l'histoire, c'est Max Shreck. La légende veut que Waters se soit inspiré de Donald Trump qui, à l'époque, était un affairiste réputé pour son ambition carnassière et dont la première femme, Ivana, dénonça les manières brutales dans leur couple. Shreck, lui, est célibataire, mais a un fils complètement idiot, et un comportement méprisable envers les femmes.

Cinéaste des marginaux, des laissés pour compte, des êtres à part, Burton fait autant un The Penguin begins ou un Catwoman begins qu'un Batman returns. Batman est presque un second rôle dans cette histoire, affrontant certes Oswald Cobblepot et nouant une relation tumultueuse (quoique lubitschienne, quand chacun découvre le double de l'autre) avec Catwoman, mais surtout les observant avec un mélange de curiosité et d'affection. 

C'est l'autre réussite de Burton : faire de Batman notre intermédiaire. On vit cette aventure à travers ses yeux, et on se fiche en vérité pas mal de savoir s'il va gagner car il n'est plus question de victoire. Batman n'a rien à gagner en arrêtant Oswald ou Selina. Le seul qui en vaille la peine est Shreck, mais Catwoman se le gardera pour elle.

Visuellement, le film est superbe. Tourné en studios dans des décors monumentaux, volontairement visibles dans leur artificialité, Burton n'a pas cherché à créer Gotham d'après une ou plusieurs villes existantes, il a exploité ce qui avait été mis en place sur le premier film. Cela donne à l'ensemble un cachet rétro et on se prend même à rêver à une version cachée en noir et blanc (c'est devenu une nouvelle mode avec Mad Max : Fury Road ou Nightmare Alley).

Le cinéaste dirige un casting de très haute volée, qui est là aussi le meilleur qu'on puisse avoir pour un film Batman. Michael Keaton n'a pas la carrure de Christian Bale ni le côté hanté de Robert Pattinson, mais quelle classe et quelle nuance dans le jeu. Danny de Vito est extraordinaire en Pingouin, le maquillage, l'interprétation, la démesure, tout y est, impossible d'imaginer quelqu'un d'autre que lui (surtout pas Colin Farrell et ses prothèses).

Christopher Walken s'amuse comme un fou en campant cette crapule de Shreck. Mais évidemment, celle qui vole le show, c'est Michelle Pfeiffer, LA Catwoman définitive. Elle est d'une beauté, d'une sensualité explosives, son costume de latex noir est fabuleux, et c'est bien elle qui exécute toutes ses scènes avec le fouet (la preuve). Même les critiques les plus dures contre le film ont salué sa performance.

Enfin, il y a la bande originale de Danny Elfman, certes moins démente que celle de Prince sur le premier, mais juste sublime.

Batman, le Défi ne vieillira jamais pour moi. Il est moins hallucinant visuellement que les films de super-héros produits depuis le début du XXIème siècle, mais qu'importe : il a plus de singularité, d'originalité, de personnalité, d'excentricité. Il est ce que devrait être les films de super héros : à la fois proche de l'esprit des comics et unique.

vendredi 5 décembre 2025

GRIM, VOLUME 5 : FEAR THE REAPER (Stephanie Phillips / Flaviano)


GRIM, VOL. 5 : FEAR THE REAPER
(Grim #21-25)


Sur l'île de la Vie, en brisant le pendentif que son père avait offert à sa mère, Jessica Harrow a découvert ce qu'il contenait : l'incarnation du Temps, sous la forme d'une jeune femme. Grâce à elle, Jessica explore différentes lignes temporelles où elle voit quelles vies elle aurait pu mener sans devenir une faucheuse. La seule constante dans ces réalités alternatives, c'est la haine que lui voue le Temps car elles sont toujours tombées amoureuses l'une de l'autre !


Au terme de tout, Jessica fait maintenant face à la Fin et dispute avec lui une partie d'échecs qui décidera du sort de l'humanité. Avant cela, elle réussit à éliminer Annabel devenue le Péché Originel avec l'aide d'Adira, soucieuse de se racheter. Mais avant qu'Adira ne s'empare du coeur noir du péché Originel, Eddie s'en saisit et est désintégré avec lui...


La partie d'échecs avec la Fin se joue en trois coups - trois questions pour chacun des joueurs, dont les trois réponses désigneront le vainqueur de la partie. A moins qu'il ne s'agisse d'une énième ruse...


Stephanie Phillips conclut donc avec ce cinquième tome sa série, co-créée avec le dessinateur Flaviano. 25 épisodes en tout, ça peut paraître peu, mais la production a été ponctuée par des pauses, afin que l'artiste reprenne des forces pour chaque arc et qu'il n'y ait pas de fill-in. Sage décision car sans cela, le charme se serait évaporé.
 

Grim n'aura pas été sans défaut et, dans le tome précédent celui-ci, on avait l'impression que la série patinait sérieusement, comme si Stephanie Phillips se noyait dans ses concepts et ne savait plus trop où elle allait, comment terminer sa saga. Car Grim était certes originale mais cette originalité jouait parfois contre la série elle-même.

En fait, on s'aperçoit avec ces ultimes chapitres que, c'est en revenant aux basiques, que le scénario est à la fois le plus singulier et le plus efficace. Le projet s'était égaré en multipliant les seconds rôles, en voulant tous les développer aussi profondément que l'héroïne. Résultat : Jessica Harrow était quasiment reléguée au second plan dans ses propres aventures !

A cet égard, tous les flashbacks sur Eddie, Marcel, l'apparition du personnage du prêtre, des Parques, de la Vie, de la Fin, de Lilith Harrow, tout cela faisait beaucoup trop. Phillips consacrait des épisodes entiers à ces personnages, semblant oublier Jessica, tandis que l'intrigue sur le fait que plus personne ne mourait, que Annabel personnifiait le Péché Originel, ou que Adira avait trahi Jessica tout en s'en mordant les doigts complétaient l'embouteillage.

Phillips s'est sans doute rendu compte qu'elle avait perdu beaucoup de temps avec ces éléments et a choisi de resserrer la vis dans cette dernière ligne droite, où Jessica est aux premières loges et où tous les aspects encombrants de la série sont résolus fissa. Sans doute un peu trop, mais avec seulement cinq épisodes pour boucler, il fallait de toute façon aller vite.

Quatre de ces cinq épisodes sont encore très conceptuels : Jessica fait la connaissance de l'incarnation du Temps qui ne la porte pas dans son coeur car, quelle que soit la réalité vécue par Jessica, elles tombent amoureuses et leur relation est forcément tendue vue ce qu'elles incarnent. Jessica est devenue la Faucheuse ultime en couple avec celle qui personnifie le Temps. Autant dire deux forces contraires.

Et puis, pour décider du sort de l'humanité, où plus personne ne meurt, Jessica affronte la Fin. Celle-ci ruse pour que Jessica assume le rôle de feu son père, la Mort. Mais Jessica refuse. Reste à décider ce qu'elle veut vraiment être. Et son choix est plutôt logique : elle veut revivre, mais en redevenant mortelle. Cette solution lui apparaît la plus sage pour vivre sereinement son amour avec le Temps.

Je vous laisse découvrir qui remplacera la Mort, mais je trouve que Phillips a fait de bons choix. L'épisode 24 est particulièrement poignant, pratiquement entièrement composé de splash pages, résumant une vie d'amour, de bonheur, de chagrin, jusqu'à la vieillesse et l'attente sereine de la fin. Soudain, tous les concepts s'incarnent, paisiblement, et la série avec retombe sur ses pieds, élégamment, intelligemment, émotionnellement.

Le tout dernier épisode est une sorte de boucle, la forme que beaucoup de scénaristes veulent atteindre pour prouver que leur histoire est un éternel recommencement mais avec une logique forte. Phillips fait preuve de finesse, et même de malice, pour aboutir à un très joli dénouement, qui révèle peut-être le vrai motif de son projet : la transmission, la filiation, une espèce d'immortalité par la descendance.

Quoiqu'on puisse penser des hauts et des bas de Grim, celui qui n'aura jamais déçu et se sera révélé comme un narrateur assez phénoménal, c'est bien Flaviano. Encore une fois, il livre des pages splendides, que les couleurs de Rico Renzi subliment. A eux deux, ils ont élevé la série à des hauteurs rares.

J'ignore comment rebondira cet artiste, s'il va s'inmpliquer dans un nouveau projet en creator-owned qui mettent aussi bien ses qualités en valeur, ou si Marvel ou DC auront remarqué son talent et sauront l'exploiter avec la sagesse requise, mais j'espère qu'on relira vite du Flaviano, si possible toujours accompagné par Rico Renzi, parce que c'est un dessinateur exceptionnel.

Il va vous falloir être toutefois patient si vous attendez le trade paperpack de ce volume 5 car il ne sera disponible qu'en Avril 2026. Je trouve ça aberrant que Boom ! Studios attende autant pour collecter ces derniers épisodes car c'est largement suffisant pour que les plus curieux oublient cette sortie. Mais surveillez les sollicitations des éditeurs, d'autant qu'il est exclu que Grim soit traduit (Huggin & Munnin ayant visiblement lâché l'affaire).

CRIMINAL HORS SERIE 4 : LES ACHARNES (Ed Brubaker / Sean Phillips)


- Frank Kakfa goes to Hollywood - Mars 2012. Jacob Kurtz se rend à Hollywood pour y rencontrer le producteur Dan Rails qui a acquis les droits d'adaptation de son comic strip Frank Kafka pour en tirer une série télé. Mais, une fois sur le plateau de tournage du pilote, Jacob déchante vite en voyant que son oeuvre a été trahie. Il tente de faire réécrire les scripts, en vain, et se résigne.


Il rend alors visite à sa tante Suzy, qui vit sur les hauteurs de la ville. A 90 ans, elle a encore la santé et il se rappelle du passé avec elle, quand elle travaillait comme attachée de presse pour la 20th Century Fox tandis que son mari écrivait des scénarios de série B. Suzy songe à léguer sa maison à Jacob car il reste le seul à venir la voir.


Jacob est logé dans un motel près du studio de tournage et il entame une relation avec Karma, l'assistante de Rails. Elle découvre son carnet de croquis où il se moque de ce dernier. Peu après ses dessins tombent dans les mains de Rails qui le licencie. Les années passent. La série Frank Kafka aura été annulée au bout de 8 épisodes. Jacob a repris sa vie lorsqu'un matin de 2022, il reçoit une lettre lui annonçant le kidnapping de sa tante et lui réclamant une rançon de 100 000 $...
  

- Requiem pour un poids lourd - Bay City, 2018. Angie Watson a été élevée par la Grogne, le gérant du bar Undertow, après la mort de ses parents. Après une adolescence difficile, elle devient serveuse dans l'établissement mais on diagnostique un cancer à la Grogne. 


Pour payer son traitement, elle se met à cambrioler. La Grogne succombe à la maladie et, peu après, Brandon Hyde, le propriétaire de l'Undertow, vire Angie...


- La Colocataire Occasionelle - Janvier 2022, Bay City. Leo Patterson, en prison, demande à Jacob Kurtz d'héberger quelque temps Angie. La cohabitation est d'abord difficile entre lui qui a l'habitude de vivre seule et cette gamine dont il ne sait rien. Puis durant la pandémie de Covid, ils sont forcés de rester dans le même espace.
 

Durant cette période, ils apprennent alors à s'apprécier. La situation sanitaire redevient normale. Angie part de chez Jacob quand elle a 21 ans pour s'installer avec son petit ami, Logan. Un soir, Jacob la retrouve chez lui, le visage tuméfié. Puis il reçoit la demande de rançon pour sa tante Suzy et part à Los Angeles pour régler ça...


- La Reine des Mauvaises Décisions : une histoire d'amour - Lorsqu'elle part vivre avec Logan, Angie ignore ce qu'il fait exactement pour le compte de Brandon Hyde. Mais après une mission ratée, Logan est "suicidé" chez lui. Angie entreprend de le venger en cambriolant l'appartement de Hyde...


- Jusqu'en Enfer et retour - Jacob demande à Tracy Lawless de l'aider dans l'affaire du kidnapping de tante Suzy... De retour à Bay City, Jacob surprend un homme sur le point de tuer Angie chez lui...


- Un Nouveau Jour se lève - Tracy rencontre Brandon Hyde pour lui soumettre un deal...


Je ne vais pas tourner autour du pot : Criminal : The Knives (en vo) est un chef d'oeuvre. C'est même certainement le meilleur travail accompli par Ed Brubaker et Sean Phillips sur leur série fétiche. Leur plus ambitieux aussi : un récit complet de 200 pages, qui peut s'apprécier sans prérequis, mais qui est encore meilleur si vous êtes déjà un fan de la série et familier de certains de ses personnages.

Peu de comics communiquent cette sensation de plénitude à la lecture et ensuite. Cette année, par exemple, au cinéma, c'est ce qui s'est produit, pour moi, avec Une Bataille après l'autre de P.T. Anderson, cette fresque éblouissante, qui se déploie avec majesté, à une allure folle. C'est le même sentiment qu'on éprouve après avoir lu Criminal : Les Acharnés (en vf).

Dans la postface de l'album (disponible chez Delcourt comme d'habitude), Brubaker revient, comme il le fait toujours, sur la genèse de cette histoire. Comme Jacob Kurtz, il avait un oncle qui fut scénariste à Hollywood et un de ses amis lui remit un jour les manuscrits qu'il avait conservés. A cette époque, la tante de Brubaker était au coeur d'une bataille pour son héritage, exactement comme la tante Suzy de Jacob.

En notant cela dans un carnet, Brubaker savait qu'il en tirerait un jour une histoire, mais également que cela ne suffirait pas. Patiemment, il élabora la suite avec la volonté d'explorer l'univers de Criminal sans replonger dans le passé. C'est en effet la première fois que l'intrigue se déroule à notre époque (entre 2018 et 2022), évoquant même la pandémie de Covid.

Le déclic se produisit quand HBO Max lança la production pour une série télé de Criminal. Brubaker et Phillips y participèrent en qualité de consultants, avec un droit de regard sur l'adaptation, le casting, la réalisation. En voyant leurs personnages prendre vie, être incarnés par des comédiens, Brubaker a eu envie de planter une partie de l'action de son histoire dans le milieu des séries télé.

Enfin, même s'il ne le dit pas, il est assez évident que l'arc narratif d'Angie Watson renvoie à son run sur Catwoman au début des années 2000, puisque cette jeune fille devient une monte-en-l'air, et ressemble à un amalgame de Selina Kyle et Holly Robinson. En agrégeant tous ces éléments, on n'a pourtant qu'une vague idée de là où Les Acharnés vont nous entraîner.

La construction du récit, en cinq chapitres, avec une narration allant et venant entre deux époques, citant la mythologie de Criminal, investissant le présent, est magistrale. La manière dont Brubaker fait converger toutes ces histoires est d'une maîtrise absolue et vertigineuse. C'est à la fois très dense, très fluide, rythmé parfaitement, caractérisé idéalement : une authentique leçon de storytelling.

On renoue avec Jacob Kurtz, qui fut le héros de Putain de Nuit !, ce dessinateur de comic-strips, qui part pour Hollywood après que son agent ait convaincu le producteur Dan Rails d'adapter sa BD Frank Kafka pour la télé. De manière prévisible, l'expérience aboutit à un échec : l'oeuvre originale est dénaturée, et pour ne rien arranger, Jacob s'amourache de l'assistante qui le trahit copieusement.

Mais aussi, sinon plus important, est donc le subplot de cette première partie, avec la tante Suzy, inspirée directement de la propre tante de Brubaker, avec à la clé le legs d'une maison sur les hauteurs de Los Angeles. Qui va alimenter le cinquième chapitre de l'album...

Angie Watson est un personnage inédit dans la galaxie Criminal mais il est introduit via un second rôle bien connu des amateurs de la série, la Grogne, cet ancien boxeur poids lourd qui est ensuite devenu le gérant du bar Undertow de Bay City, repaire de tous les malfrats de la ville. Cette gamine, qui a perdu ses parents, est élevée par Jake Brown jusqu'à ce qu'il tombe gravement malade et meurt.

Leo Patterson, le héros de Lâche !, demande à Jacob d'héberger Angie que Brandon Hyde a délogé de l'Undertow pour y placer un de ses hommes. Dans ce troisième chapitre, Brubaker situe l'action durant la pandémie de Covid et dépeint la cohabitation délicate entre le dessinateur solitaire et cette jeune fille qui dérange sa tranquillité, puis comment ils deviennent amis quand ils sont confinés.

La quatrième chapitre nous instruit sur la romance passionnée entre Angie et Logan, un jeune homme de main de Hyde, et la vengeance de la jeune femme après la mort de son amant. C'est là que Brubaker fait, à mes yeux, un retour sur son run sur Catwoman, et c'est étonnant comment ça s'intègre bien avec l'univers de Criminal.

Le cinquième et sixième chapitres opèrent à la fois sur ce qui se joue à Los Angeles, avec le tandem formé par Jacob Kurtz et Tracy Lawless, appelé en renfort, dans un registre série noire que Brubaker manie comme personne, et clôt l'aventure d'Angie. Le scénariste s'y montre étonnamment positif, renonçant cette fois à sacrifier ses personnages, à sombrer dans sa veine la plus sombre et désespérée, comme s'il avait conscience que, pour la série, c'était une étape à franchir, un cliché à dépasser.

Comme je le dis plus haut, c'est épatant comment toutes les pièces s'emboîtent : au départ, on pense lire une saga éparpillée mais divertissante, et au bout du compte, tout fait sens, les pions en mouvement légitiment les actions des uns et des autres, ce qu'ils subissent, ce à quoi ils réagissent et comment et pourquoi. 

Sur 200 pages, on peut aussi s'amuser à compter les pages pour chaque chapitre et on se rend compte alors de l'équilibre de l'édifice : 45, 16, 26, 40, 43 et 8 pages successivement. La structure est quasi semblable à celle du tome 3, Mort en sursis, avec ces histoires imbriquées, qui n'en formaient qu'une au final. Mais ici, le volume est autrement plus conséquent et donc l'impression est beaucoup plus imposante.

Il y a dans Les Acharnés ce souffle des grandes oeuvres, celles que des auteurs accomplissent quand ils sont au sommet de leur art. Sean Phillips est également au top, jamais il ne s'essouffle, c'est bluffant. Il réussit à rendre crédible chaque situation, chaque cadre, chaque décor. Ses personnages ont cette humanité qui distingue la série de toutes les autres.

On pourrait croiser des individus comme Jacob, Angie, Tracy, la tante Suzy, sinon dans la vraie vie, en tout cas dans d'autres médias, comme la littérature, le cinéma, les séries télé. Ils sont, sous le crayon de Phillips, puissamment incarnés, fruits d'une observation acérée et murie. C'est aussi pour cela que Criminal, même s'il a fallu du temps, devait être adapté sur écran : tout est déjà là, par la magie de l'écriture et du dessin.

Pour ne rien gâcher, alors que j'ai toujours eu un problème avec la colorisation de Jacob Phillips, cette fois sa contribution est impeccable. Il a renoncé à sa palette trop bigarrée pour revenir à quelque chose de plus classique, dans la lignée de ce que faisait Val Staples au tout début de la série. Et franchement, c'est magnifique, sobre, nuancé. J'espère vraiment qu'il va rester dans ce registre pour les prochains épisodes.

Je le dis rarement comme je vais le faire, mais achetez et lisez Criminal : Les Acharnés. Si vous êtes un fan de la série, vous le ferez sans hésiter. Si vous commencez à découvrir ce titre, ce tome vous éblouira. Si vous n'y connaissez rien, vous aurez envie de lire tout ce qui a précédé. C'est un chef d'oeuvre. C'est indispensable.

jeudi 4 décembre 2025

RED BEFORE BLACK (Stephanie Phillips / Goran Sudzuka)


RED BEFORE BLACK 
(#1-6)


Miami, Floride. Valeria "Val" Morel sort de prison et a besoin d'un job. Elle s'adresse à Miles Allen, avec qui elle a servi en Irak au début des années 2000, qui tient maintenant un bar. L'établissement lui sert de couverture pour divers trafics (drogue, armes...) mais il a un problème : Leonora "Leo" Copeland, qui cherche à vendre de la came à un de ses clients, Danny. Val accepte de liquider Leo qui, au même moment, voit son deal échouer avec Danny et se faire la malle avec la coke qu'elle a tenté de lui fourguer.


Après avoir sauvé Leo des griffes des hommes de main de Danny, Val la retrouve le lendemain au petit-déjeuner dans un diner. Leo s'est interrogée sur son intervention providentielle et en a déduit que Val travaillait pour Miles qui l'a envoyée pour la tuer. Au même moment, Elliot, le bras droit de Miles, se rend au motel où réside Val et apprend par le réceptionniste qu'elle a reçu un homme la veille au soir. Les caméras de surveillance l'ont photographié et Elliot charge Jess de l'identifier.
 

L'homme en question est l'agent spécial Charles Lamb du F.B.I. qui a permis à Val de sortir de prison en échange de sa coopération pour coincer Miles. Mais avec Val et Leo en cavale, la situation lui a échappé et sa supérieure, l'agent spécial Ashley Crane reprend les commandes de l'affaire. Alors que les deux filles s'arrêtent à une station service, Elliot coince Val qui l'abat. Il faut faire disparaître le corps mais Leo a une solution...


Publiée entre Juillet 2024 et Juillet 2025 bimestriellement, Red Before Black est une mini-série complète en six épisodes qui paraîtra en trade paperback le 16 Décembre chez Boom ! Studios. J'avais commencé à lire cette histoire en floppies mais son rythme de parution avait eu raison de ma patience pour en parler à chaque numéro. 


Avec la série bientôt disponible en album, je m'y suis replongé pour la lire d'une traite. J'ai toujours apprécié les projets en creator-owned de Stephanie Phillips, comme Grim (dont j'évoquerai très vite le cinquième et dernier volume). Lorsqu'elle travaille pour les Big Two, en revanche, c'est plus inégal, même si je suis curieux de voir comment elle va relancer Daredevil à partir de Mars prochain (avec Lee Garbett au dessin).


Red Before Black montre ce que Phillips sait faire de mieux et sans doute de plus personnel. La référence la plus immédiate nous renvoie aux films comme Thelma et Louise ou Love Lies Bleeding, donc vous en aurez déduit qu'il s'agit d'une affaire de femmes, ce qui n'a rien d'innocent pour une scénariste assumant franchement son homosexualité.

Pourtant, il ne s'agit pas d'une romance saphique mais plutôt d'un polar au féminin. Le cadre de l'action se situe en Floride, ses marais, son climat poisseux et les deux héroïnes sont dissemblables au possible : d'un côté, une ancienne militaire ayant servi en 2004 en Irak et qui souffre de stress post-traumatique, Val ; et de l'autre, une dealer qui a subi les viols de son père dans son adolescence, Leo.

Avec de tels antécédents, on pouvait craindre que l'intrigue ne sombre dans le pathos. Mais Phillips réussit l'exploit de ne pas se complaire dans cette direction. Leo et Val ont survécu, mais de manière opposée : Val a fini en prison, trahie par ses frères d'armes après une opération militaire qui a foiré ; Leo s'est mise à dos Miles Allen, un trafiquant à qui elle tente de chiper un gros client.

Val est employée par Miles pour se débarrasser de Leo mais les circonstances vont amener les deux filles à s'allier tout en prenant la tangente. Leo est poursuivie par un homme de main de Miles, Val par le FBI à qui elle avait promis son aide pour coincer Miles en échange de sa sortie de prison et du blanchiment de son casier judiciaire.

Les rebondissements s'enchaînent sans temps morts au fil des six épisodes, avec des seconds rôles qui vont rapprocher les deux protagonistes. Mais Phillips introduit une dose de fantastique dans son récit quand elle visualise le trauma de Val qui se trouve projetée dans une sorte de jungle où une voix l'appelle à l'aide sans jamais qu'elle retrouve qui est-ce. On le découvrira à la fin.

Or, lors de ces "absences", Val découvre que Leo peut également voir ce décor exotique où elle se perd. La scénariste a la bonne idée de ne jamais vraiment expliquer comment cela est possible, sinon par le fait que toutes les deux partagent un lourd passé, des démons jamais terrassés, des fantômes jamais expulsés. Une espèce de communion dans la douleur et qui fait de cet espace partagé un sanctuaire, un havre. 

Le scénario a lui tout de la fuite en avant et on se doute que ça ne va pas forcément bien se terminer pour tout le monde. Phillips déjoue au moins nos attentes en désignant la victime la moins évidente et l'émotion nous saisit sans qu'on puisse y résister. Cette fille-là sait croquer des personnages de façon à ce qu'on s'y attache, c'est certain.

Pour l'accompagner dans cette aventure, elle a pu compter sur Goran Sudzuka. Cet artiste n'a pas le crédit qu'il mérite, souvent utilisé comme doublure chez Marvel et DC, alors qu'il est un modèle de régularité et de solidité technique. On devine qu'il a campé les personnages selon des indications précises de la part de Phillips, notamment parce que cette dernière est sportive comme Val mais arbore un look tatoué et piercé comme Leo.

Sudzuka ne se contente pas de bien dessiner un script efficace, il soigne les décors, compose des plans avec élégance, passe de scènes réelles à d'autres fantasmagoriques avec la même habileté. Quand un personnage est au second plan, il le croque avec ce qu'il faut de personnalité pour le rendre mémorable. C'est un modèle de précision et de sobriété, qui devrait être davantage salué.

Aux couleurs aussi, la série est gâtée avec Ive Svorcina, qui travaille souvent avec Esad Ribic, et dont la palette est formidablement nuancée. Tout est là pour que le lecteur apprécie des planches bien conçues, au service de l'intrigue. 

Polar singulier, Red Before Black est une franche réussite qui, je l'espère, attirera l'attention d'un éditeur français (Delcourt serait parfait pour le traduire, ça ne dépareillerait pas à côté de Criminal d'Ed Brubaker et Sean Phillips) pour qu'un maximum d'amateurs en profitent. 

mercredi 3 décembre 2025

JSA #14 (Jeff Lemire / Gavin Guidry)


Tandis que Sandman et Hourman explorent les laboratoires de StarCo et y découvrent des cobayes humains, Jay Garrick arrête des membres de la 5ème colonne à Keystone chargés de livrer des explosifs à des acolytes de Gotham. Là-bas, Alan Scott et Jim Corrigan inspectent les entrailles de la ville pendant, que sur les toits, the Atom et Hippolyta observent un groupuscule de néo-nazis.... 


Avec ce deuxième arc de JSA, on assiste au retour du Jeff Lemire qui roule au diesel. Le rythme n'est donc pas très vif et le résultat, c'est qu'on termine la lecture en ayant l'impression de ne pas avoir beaucoup progressé. C'est souvent ainsi avec ce scénariste sur des séries mainstream où il aime prendre son temps pour poser les enjeux et connecter les personnages.


Si on replace l'intrigue dans le contexte, elle se situe avant la formation de la JSA et Lemire a donc entrepris, comme le dit le titre de l'arc (Year One), de revenir sur la formation de l'équipe, les circonstances qui ont conduit ses membres à se réunir face à une même menace. On a donc affaire à des individus qui ne se connaissent, au mieux, que de réputation et qui se méfient, le plus souvent, des autres.


L'autre point à relever, c'est que l'action se passe en 1940 et historiquement, c'est l'époque où les Etats-Unis ne sont pas encore entrés en guerre (ils le feront en Décembre 41 suite à l'attaque contre la base de Pearl Harbour par l'aviation japonaise). Mais Lemire s'appuie sur des faits concrets, réels : la cinquième colonne, c'est-à-dire la présence d'espions à l'intérieur du pays ou de sympathisants du régime nazi.


Cette partie va lui permettre de relier les investigations menées, depuis Keystone City, par Jay Garrick (le premier Flash) et, à Gotham, par Alan Scott (le premier Green Lantern). Ce dernier est accompagné par un inspecteur de police du nom de Jim Corrigan dont il ignore qu'il est l'hôte de l'esprit de la vengeance, le Spectre.

Pendant que ces trois-là se retrouvent dans les sous-sols de Gotham, sur les toits de la ville, the Atom (Al Pratt) rencontre Hippolyta (la première Wonder Woman, et mère de Diana, la Wonder Woman d'aujourd'hui). Tous deux aussi sont sur la piste de néo-nazis sur le sol américain, mais par contre la reine des amazones n'est pas disposée à collaborer avec le justicier masqué.

Même si, donc, Lemire nous frustre en avançant ses pions très lentement, la façon dont il réunit tout ce beau monde à Gotham avec, sans qu'il le sache, la cinquième colonne au bout de la piste, est habile et fluide. En revanche, il y a une autre partie de son scénario dont on voit pour l'instant avec difficulté comment elle va se raccrocher à ce wagon.

Cette autre partie concerne, d'un côté, l'enquête que mènent ensemble Sandman et Hourman dans les locaux de StarCo ; et surtout, de l'autre côté, l'aventure au Pérou de Hawkman et Hawkgirl. Il semble que StarCo exploite la formule Miraclo qui donne ses pouvoirs à Hourman et la teste sur des sujets humains, mais quel rapport avec des néo-nazis - à moins d'en doter certains de capacités semblables à Hourman ?

Encore plus nébuleuse est la section avec les Hawks : géographiquement déjà, on est très loin des métropoles fictives de l'univers DC, et on ne sait absolument pas ce que trafiquent là-bas Satanna et Sportsmaster ? Encore quelque chose en relation avec la cinquième colonne ? Mais quoi ? Lemire en garde sous le pied. Un peu trop.

Gavin Guidry illustre ça de manière très sage. Comme son scénariste, il peine à nous emballer vraiment et on sent parfois ses limites techniques, notamment sur cette planche où Hourman et Sandman trouvent un homme attaché sur une table d'opération. Le plan, en plongée, est tellement dénué de décors, le traitement des ombres tellement plat, que la scène perd tout ce qui pourrait la rendre attractive.

Le découpage de Guidry est par ailleurs très classique et c'est l'autre problème : on sent que ce garçon a du potentiel mais il est encore un peu trop vert. L'influence de Chris Samnee est évidente, sauf que Samnee aurait emballé ces épisodes avec beaucoup plus de dynamisme, d'élégance, d'intensité. Et on ne peut que constater le chemin que Guidry a encore à accomplir avant d'arriver à ce niveau de maîtrise.

Mais rien de tout ça n'est surprenant : Lemire est un auteur qui s'apprécie mieux quand ses histoires sont collectées en album et Guidry fait ce qu'il peut, il est encore en apprentissage et c'est ingrat de passer du statut de fill-in artist à celui de dessinateur titulaire sur un arc entier en six numéros. Rien d'irréparable donc, même si j'espère que le mois prochain, à mi-parcours de cet arc, ça va swinguer un peu plus.