jeudi 16 octobre 2025

A CAUSE D'UN ASSASSINAT (Alan J. Pakula, 1974)


Lee Carter, journaliste de télévision à Seattle, assiste à l'assassinat du sénateur et candidat à la présidence des Etats-Unis Charles Carroll au sommet du Space Needle. le tueur présumé est abattu par le service de sécurité. Le vrai tueur, déguisé en serveur, s'échappe. Une commission d'enquête conclut quelques mois plus tard qu'il s'agissait de l'acte d'un tueur isolé.


Au cours des trois années suivantes, six témoins de l'assassinat meurent dans des circonstances louches qui ont rendu Lee paranoïaque et la conduise à demander à son confrère et ex-petit ami Joe Frady sa protection. Mais ce dernier pense qu'elle s'effraie pour rien. Quelques jours plus tard pourtant il est à la morgue pour l'identifier et le rapport du médecin-légiste conclut à un suicide par overdose de barbituriques et d'alcool.
 

Rongé par la culpabilité mais aussi motivé par le scoop, Frady se met à enquêter sur les témoins morts. Il commence par le juge Arthur Bridges, victime d'un accident de pêche dans la petite ville de Salmontail, à proximité d'un barrage hydraulique où le conduit le shérif local avant d'essayer de le tuer lorsque les vannes s'ouvrent. Joe s'en sort mais le policier se noie. Au domicile de ce dernier, il trouve des documents sur la Parallax Corporation, qui recrute des agents de sécurité...
 

Comme j'ai parlé des Hommes du Président (1976) et de Klute (1971), il fallait que je boucle la boucle en évoquant The Parallax View (en vo), le chapitre intermédiaire de la trilogie paranoïaque d'Alan J. Pakula. Rarement un cinéaste aura autant creusé la question en enchaînant trois films (à part peut-être Oliver Stone, mais celui-ci était bien moins subtil et on ne peut regarder ses films depuis qu'il a serré la main à Poutine en lui exprimant son admiration).


Des trois opus de cette trilogie (que Pakula n'a jamais préméditée, rappelons-le), A Cause d'un assassinat (en vf) est le plus sombre, le plus désespéré. Si Klute était nuancé par une romance et Les Hommes du Président soldait la déchéance de Nixon, ici point de salut. On sait dès le départ que ça va mal finir.
 

Mais surtout, ce qui est effrayant avec ce film, c'est à quel point il commente le passé, la décennie qui l'a précédé, avec les assassinats de John Fitzgerald Kennedy et Robert Francis Kennedy, et comment il a anticipé le futur, c'est-à-dire notre présent. C'est à peine une fiction en réalité, et c'est parfaitement glaçant. Pakula et ses scénaristes semblaient avoir perdu toute illusion sur leur pays et sa démocratie.


Le script est l'oeuvre de David Giler et Lorenzo Semple Jr. (ce dernier a également signé le scénario des Trois Jours du Condor, autre sommet du genre), basé sur le livre de Loren Singers, mais dans une version purgée de tout ce qui pouvait distraire le spectateur. C'est comme l'épure du thriller politique, une sorte de marche en avant conspirationniste jusqu'à ce que le complot soit en définitive la réalité.

Le héros, Joe Frady, est le seul élément romanesque, au sens où il n'est pas franchement réaliste, de l'affaire : il nous est présenté comme un type pas agréable ni compatissant quand son ex-copine vient lui raconter une histoire effrayante dont elle pense être la prochaine cible. Comme il était au lit avec une jeune femme lorsqu'elle vient le déranger, il la prend pour une folle et la met à la porte, gentiment mais quand même.

Puis Frady apprend le décès de son amie, suicidée. La culpabilité le ronge mais aussi le pressentiment que ce qu'elle lui a dit pourrait aboutir à un scoop qui lui vaudrait le prix Pulitzer et donc l'accès à un média plus prestigieux que le journal dans lequel il travaille et dont le rédacteur en chef est exaspéré par ses méthodes (il ne rend jamais un article à temps, cherche toujours le sensationnalisme).

A partir de là, le récit enchaîne les déplacements de Frady pour les besoins de son enquête sur les lieux où sont morts les témoins de l'assassinat, trois ans auparavant, d'un sénateur qui briguait la magistrature suprême. Il se heurte à un shérif chez qui il trouve des documents sur une compagnie qui recrute des agents de sécurité et, en creusant dans cette direction, déroule un vrai sac de noeuds.

Je ne peux en dire plus sans spoiler. Le plaisir qu'on a à regarder le film de Pakula tient dans sa progression dramatique et l'inéluctabilité de son dénouement pessimiste. La mise en scène est à cet égard exemplaire, d'une efficacité redoutable, d'autant plus que Pakula n'est pas du genre à verser dans le grand spectacle (quand un avion explose, c'est hors champ, par exemple).

Le directeur de la photo n'est nul autre que l'immense Gordon Willis, maître es-lumières tamisées, ambiance entre chien et loup, cadrages lointains. Tout est fait pour que le spectateur soit immergé dans l'histoire et même mieux, mal à l'aise. Le héros est observé en permanence, par on ne sait qui, ou du moins tout concourt à ce qu'on le pense.

Et A Cause d'un assassinat est particulièrement réussi grâce à ce dispositif, perfectionné après Klute (où on avait ce même genre d'effets quand il s'agissait de suggérer que Bree Daniels était épiée). Si bien qu'on tente de détecter le moment où le héros est piégé, où il est démasqué, attiré dans un traquenard et manipulé pour en faire un bouc émissaire. Mais c'est si bien fait qu'on ne le remarque jamais - ou du moins, comme Frady, trop tard.

Le film résonne de manière très troublante aujourd'hui et c'est pour ça qu'il a conservé sa qualité : le complotisme règne - sur les réseaux sociaux en particulier, véritable véhicule pour cela - et nous sommes entrés dans ce qu'on appelle l'ère de la post-vérité, avec les fake news, l'éditorialisme à tout-va. Il n'est plus question de traquer la vérité. Par contre il faut avoir un avis et l'exprimer plus fort que celui de son adversaire. D'ailleurs l'adversaire n'en est plus un : il est devenu un ennemi.

C'est déjà ce que disait The Parallax View, qui reprend aussi à son compte une partie du discours en forme de lavage de cerveau d'Orange Mécanique de Kubrick (1971), quand Frady est soumis à un défilé d'images pour accompagner des mots valises comme "Amour", "Mère", "Père", "Bonheur", etc. Au début, tout correspond. Puis, progressivement, les images et les mots sont associés de manière plus perverse, se vidant de leur sens pour dire quelque chose de totalement contradictoire.

Je ne prétendrai pas que ce que commet la Parallax Corporation est vrai, mais c'est crédible. On sait qu'il y a eu des assassinats politiques, aux Etats-Unis, et à l'étranger, commis par des organes gouvernementaux. On sait aussi qu'aujourd'hui des crimes politiques ont lieu à cause de la polarisation des débats soulignés par les médias et réseaux sociaux (comme celui de Charlie Kirk récemment).

Autre point étonnant : le film est porté essentiellement par Warren Beatty. Les seconds rôles sont sommaires, à dessein. Il croise des personnages brièvement, et quand cela dure un peu plus, ce sont des individus qui meurent rapidement, ou des figures qui restent dans l'ombre. Deux exceptions : Paula Prentiss qui joue Lee (un rôle vite sacrifié) et Hume Cronyn qui joue Rittels, le rédac'chef de Frady.

Beatty est parfait parce qu'il est plausible dans son personnage. Son jeu est sobre, en retenue, il a ce côté à la fois ambitieux, presque antipathique, et en même temps pugnace. Surtout il semble lui-même ne pas connaître la fin de l'histoire de son personnage et cela donne envie de le suivre car on pense qu'il va s'en sortir (comment imaginer que Warren Beatty meure ?) tout en pouvant en douter (il est bien mort dans Bonnie & Clyde).

Enfin, une fois encore, la musique de Michael Small est extraordinaire, avec ses dissonances, ces stridences, qui vous mettent les nerfs en pelote.

A Cause d'un assassinat est terriblement noir mais ça participe au fait qu'il reste d'une modernité étonnante. Alan J. Pakula est vraiment un cinéaste à (re)découvrir.

THE NEW GODS #11 (of 12) (Ram V / Evan Cagle, Denys Cowan)


Mister Miracle et Orion affrontent Maxwell Lord et Desaad pour sauver Kamal, l'enfant-dieu, dans l'espace où un passage a été ouvert pour que l'armée de Karok Ator attaque la Terre et en finisse avec les Néo-Dieu. Sur Terre, Wonder Woman, Akala et Big Barda se battent contre Mamie Bonheur et ses Furies...


Le dénouement est désormais proche pour la mini-série écrite par Ram V et il promet d'être spectaculaire, à l'image de cet épisode. Le scénariste joue sur plusieurs tableaux à la fois avec une fluidité qui, il faut bien le dire, est assez magistrale. Les scènes s'enchaînent avec énergie, le suspense est à son comble, l'issue incertaine.


Même s'il apparaît peu, Maxwell Lord est au centre de la partie : il a enlevé Kamal, cet enfant qui est un nouveau Néo-Dieu, et entend s'en servir comme d'un arbitre pour le futur. Ceux de New Genesis comme d'Apokolips ont fait leur temps selon lui, il est temps de faire place nette et il entend bien jouer un rôle décisif pour ce qui se prépare.


Ce qui se prépare, c'est l'extermination de ces Néo-Dieux réfugiés sur Terre. Lord a ouvert un portail dimensionnel qui permet à l'armada de Karok Ator d'atteindre la Terre justement. Pendant que les Furies gagnent du temps en se battant contre Wonder Woman, Akala et Big Barda, Mister Miracle et Orion s'emploient à contrarier le plan de Maxwell Lord.


Ram V réussit une chose rare : créer l'incertitude chez le lecteur quand à la conclusion de cette histoire. Mais est-ce vraiment une conclusion ? Depuis que le scénariste a laissé entendre qu'il écrirait une suite, il est clair que les douze premiers épisodes de The New Gods forment une première partie dans une saga plus vaste.

Toutefois, Ram V a aussi déclaré qu'il entendait dans les prochains mois se consacrer à des personnages moins grandioses (d'où son projet avec Jorge Fornes sur Wesley Dodds/ Sandman), et donc il faudra être patient pour lire la sequel de The New Gods. Sans compter que Evan Cagle a aussi besoin de souffler, lui qui a quand même souffert de devoir produire ses épisodes à un rythme mensuel.

Mais alors que la fin approche de cette première série, on ne peut qu'être satisfait de la solidité de l'ouvrage de Ram V qui aura réussi ce qu'on pensait impossible : convoquer l'esprit de Kirby tout en lui insufflant de la nouveauté, écrire une histoire inédite sans trahir l'oeuvre inachevée du King. Et tout ça en restant dans la continuité, en remettant les Néo-Dieux au coeur du DCU.

En dehors de Maxwell Lord, le Black Racer est l'autre protagoniste majeur de cet épisode et sans doute encore davantage du prochain. Il est même certainement la clé du conflit (des conflits) en cours. Ce personnage au look vraiment improbable a été redesigné et repensé de manière efficace par Ram V et Evan Cagle.

Cagle produit de magnifiques planches, toujours aussi généreuses en détail et dynamiques dans l'action omniprésente ici. Les combats entre les Furies et Wonder Woman, Akala et Big Barda sont percutants. Les duels entre Orion, Lord et Kamal puis Mister Miracle et Desaad sont intenses. L'artiste donne le meilleur de lui-même dans ces ultimes numéros.

Invité du mois, le vétéran Denys Cowan réalise les quatre premières planches, encrées non pas par son complice Bill Sienkiewicz mais par Anthony Fowler. Comme souvent, il s'agit de pages étrangement calmes mais d'où sourd une ambiance inquiétante, qui donne le ton pour le reste de l'épisode.

The New Gods, dont le premier tome traduit par Urban Comics est disponible depuis peu (avec les six premiers numéros), aura été une des grandes et bonnes surprises de 2025 chez DC.

mercredi 15 octobre 2025

ANNIE HALL (Woody Allen, 1977)


L'humoriste Alvy Singer tente de comprendre pourquoi sa relation avec Annie Hall a pris fin il y a un an. Originaire de Brooklyn, il fut un enfant très tôt convaincu du vide de l'existence et aussi précocement intéressé par le sexe. Ce qui embarrassait sa mère et alimenta ses névroses une fois devenu adulte. Pour canaliser ses angoisses, il a entrepris de faire rire, sans que cela le soulage vraiment mais en lui valant d'être considéré par les femmes.
 

Un soir, Alvy accompagnait Annie à une projection du "Chagrin et la Pitié" quand un homme derrière lui se mit à pontifier sur le cinéma de Fellini en faisant référence au philosophe Marshall McLuhan. Alvy imaginait alors ce dernier venait à son secours en rabattant le caquet de cet homme et en lui certifiant qu'il n'avait rien compris à sa pensée. Cette nuit-là, alors qu'ils font l'amour, Alvy se rend compte que Annie est distraite et ils se mettent à parler de ses deux premières épouses, qu'il a quittées parce qu'elles ne partageaient aucune de ses passions ou opinions.


Alvy avait fait la connaissance de Annie lors d'une partie de tennis en double avec des amis. Ayant sympathisé ensuite, ils se mirent à se fréquenter puis à devenir amants. Il l'encourageait dans son envie de devenir chanteuse, elle lisait ses livres favoris. Puis elle emménagea chez lui et leur amour naissant traversa ses premières turbulences. Alvy était jaloux et la soupçonnait de sortir avec un professeur au cours du soir qu'il l'avait encouragé à suivre...


Bien évidemment, parler de Diane Keaton ne pouvait se résumer à la critique d'A la recherche de Mr. Goodbar, et il fallait, tôt ou tard, que je revoie Annie Hall, qui la consacra avec l'Oscar de la meilleur actrice en 1978 (face quand même à Anne Bancroft ou Jane Fonda - Keaton pensait que c'était une erreur et mit du temps à réaliser ce qui lui arriva ce soir-là).


Pour Woody Allen, avec qui elle avait déjà tourné dans Woody et les robots et Guerre et Amour, Annie Hall marquait aussi un tournant : il lui valut l'Oscar du meilleur réalisateur et du meilleur scénariste (avec Marshall Brickman, son co-auteur), le film gagna la statuette du meilleur long métrage... La même année où le premier volet de Star Wars triomphait en salles et allait définitivement changer la face du cinéma.


Allen avait écrit Annie Hall spécialement pour Diane Keaton, dont le vrai nom de famille était Hall et son surnom de petite fille était Annie. Pourtant, au départ, la rédaction du script fut laborieuse : l'histoire lui vint au cours d'échanges avec Brickman sur leurs vies de couple respectives et devait être encadrée par une intrigue policière (que Allen recyclera pour Meurtre mystérieux à Manhattan, en 1993... Avec à nouveau Keaton à ses côtés).


Le script initial aboutissait à un film de 4 heures ! Alors Allen coupa tout ce qui dépassait pour ne conserver que le coeur du récit, l'histoire d'amour entre Alvy Singer et Annie Hall et sa relation un an après leur rupture. Il s'entoura pour la première fois d'une équipe technique plus solide, notamment avec le directeur de la photo Gordon Willis, preuve de son ambition nouvelle.

Le résultat reste encore très original. C'est même peut-être le film le plus connu de Allen, celui qui le résume le mieux, celui par qui beaucoup de ses fans ont commencé à découvrir son oeuvre. C'est très inventif aussi bien narrativement que formellement, très drôle aussi, mélancolique encore, et tous ceux qui ne l'ont pas vu manquent vraiment quelque chose d'essentiel.

La question qui sous-tend Annie Hall, c'est : comment peut-on perdre quelqu'un qu'on aime et qui vous aime, surtout quand les deux savent qu'ils sont faits l'un pour l'autre ? Il ne s'agit pas d'une gentille romcom où le gars et la fille ne comprennent pas qu'ils s'adorent et passent tout le film à s'en rendre compte. C'est même tout l'inverse.

Très vite Alvy et Annie tombent amoureux et sentent à quel point ils se complètent. Ils le savent si bien que les autres, leurs amis, leurs proches, ont du mal à suivre parce que leur amour passe avant tout par le plaisir des mots, de l'échange verbal. Ils se rencontrent en jouant au tennis et on peut dire qu'ils n'arrêtent jamais la partie qu'ils ont entamée, se renvoyant la balle, se rendant coup pour coup.

Qui d'autre que Alvy pouvait suivre une femme aussi intelligente, farfelue, vivante, que Annie ? Qui d'autre que Annie pouvait suivre un homme aussi complexe, névrosé, angoissé, que Alvy ? Réponse : personne. Ces deux-là vont plus vite que les hommes et femmes qu'ils ont déjà aimés. Ils jouissent littéralement de ce ping-pong qu'ils pratiquent, plus qu'au lit où ils passent en vérité peu de temps, sinon à parler encore.

Car Annie Hall est un film non pas bavard mais disert. On y voit un homme et une femme parler, s'asseoir, parler encore, marcher, parler toujours, rouler en voiture, parler, faire l'amour, parler... Pourtant leur dialogue quasi continu n'est jamais assommant. Ils font assaut de mots d'esprit, plaisantent, se chamaillent, se rabibochent, et tout passe par les mots, l'oralité.

Leur langage n'est jamais prétentieux ou redondant, contrairement à ce type dans une file de cinéma qui pontifie sur Fellini et dont Alvy rêve qu'il se fasse moucher par le philosophe Marshall McLuhan. Aujourd'hui, dans quel film verrait-on des personnages parler de Fellini et invoquer McLuhan ? Ce serait plutôt pour se moquer de la cinéphilie et de la philosophie, alors que Allen s'en sert pour illustrer des états d'âme, des sentiments.

Et il le fait souvent avec autodérision comme quand, après avoir fait l'amour avec Annie, il cite Balzac : "un autre roman de terminé.". Ou alors quand il s'adonne au comique de situation dans cette scène où Alvy écoute la confession suicidaire du frère d'Annie et que celui-ci les reconduit ensuite chez eux - pas très rassurant, n'est-ce pas ?

On n'est jamais dans le gag, on ne fait jamais rire le spectateur à tout prix, souvent tout ça surgit de manière inattendue, et c'est encore plus désopilant. Voir Annie et Alvy se battre avec des homards encore vivants est à la fois le témoignage de leur complicité et une manière tendre de rire d'eux - ou plutôt avec eux, pas contre eux.

Leur relation n'est pas racontée de manière linéaire ni rectiligne : ils se trouvent, s'aiment, se séparent, se retrouvent, se re-séparent... Le film commence un an après leur rupture définitive et sur le questionnement de Alvy sur la raison de cet échec. On comprend progressivement, sans qu'il soit besoin de le souligner, qu'en vérité Alvy et Annie étaient trop semblables. Il leur manquait de la différence, et de la confiance - en eux, entre eux.

Mais la conclusion de cette histoire n'est pas triste, elle est même plutôt sereine. Chacun a refait sa vie, tout en comprenant la valeur de ce qu'ils ont vécu, partagé. C'est ce qu'il y a de plus inestimable entre deux personnes, même après qu'elles se sont séparées. Et c'est aussi ce qui en fait une histoire adulte, pas une simple romance de cinéma, avec une happy end artificielle. 

Woody Allen trouvait dans ce film son personnage : le juif névrosé et spirituel, capable de plaire à une femme qu'il aimait au-delà de tout et qui l'aimait également. Il n'aura de cesse de le rejouer ensuite, avant de le faire jouer à d'autres, qui souvent l'imiteront dans son phrasé, sa gestuelle, comme si c'était devenu un archétype.

Diane Keaton était donc Annie Hall et Annie Hall était Diane Keaton : l'actrice et son double se confondaient vertigineusement, et établissait un personnage féminin comme on n'en avait jamais vu alors, qui pouvait être libre, fantasque, angoissé, bizarre, drôle, grave, féminine, élégante, agaçante, craquante. Combien d'actrices ont réussi cela, à changer si profondément, si durablement, l'image de la femme au cinéma, au point qu'on ne distinguait plus l'interprète du personnage ?

Avec Diane Keaton, on est entré dans une modernité féminine qui a résisté à tout, et d'ailleurs Keaton n'a jamais lâché Allen, même quand l'opinion, les médias, le milieu se sont retournés contre lui. Elle n'avait pas besoin non plus de revendiquer comme femme, actrice, artiste parce qu'elle incarnait tout ça avec une autorité bienveillante que nul ne pouvait remettre en question.

Elle n'a donc pas seulement fait avancer la femme dans le cinéma, elle a fait avancer le cinéma tout entier. On ne peut plus écrire de rôles de femme légèrement après avoir vu Annie Hall et Diane Keaton. Meryl Streep la comparait à un colibri, en mouvement permanent, alignée sur la vie et la vérité. Et Allen vient de lui rendre un hommage bouleversant en disant : 

"Jamais la planète n'a connu et est susceptible de connaître à nouveau un visage et un rire qui illuminaient les espaces qu'elle traversait. Elle était tellement charmante, tellement belle, tellement magique que je remettais ma santé mentale en question. Je me disais : pourrais-je tomber amoureux aussi vite ? (...) Il y a quelques jours, Diane Keaton faisait partie du monde. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. C'est donc un monde plus terne. Mais il reste ses films. Et son grand rire résonne encore dans ma tête."

'Nuff said.

mardi 14 octobre 2025

KLUTE (Alan J. Pakula, 1971)


La disparition de Tom Gruneman, le chef d'une entreprise en Pennsylvanie, amène la police à découvrir dans son bureau des lettres obscènes qu'il a envoyées à une call-girl de New York, Bree Daniels. Mais après six mois d'enquête infructueuse, la famille confie la mission de le retrouver à John Klute, un ami détective. Il se rend donc à New York et s'installe dans un studio au rez-de-chaussée de l'immeuble où habite Bree qu'il met sur écoute et suit avant de frapper à sa porte un soir pour lui poser des questions auxquelles elle refuse d'abord de répondre.


Bree monnaye donc ses charmes mais passe aussi des auditions comme mannequin et comédienne. Elle se confie à une psychanalyste sur son envie de changer de vie tout en appréciant de contrôler la situation avec ses clients sans pourtant jamais de prendre de plaisir à coucher avec eux. Finalement, elle accepte de parler à Klute mais lorsqu'il lui présente une photo de Gruneman, elle ne le reconnaît pas. En revanche, elle se souvient d'un client venu de Pennsylvanie qui l'a brutalisée deux ans avant et cela l'a traumatisé durablement.


Depuis que la police est venue l'interroger, elle se sent suivie et épiée, entend de drôles de bruits depuis son domicile. Klute la convainc de l'aider et elle lui présente son ancien souteneur, Frank Ligourin, qui s'occupait de deux autres prostituées : la première, Jane McKenna, avait recommandé Bree à ce client violent, puis elle s'est suicidée ; et la seconde, Arleen Page est devenue toxicomane. Klute et Bree cherche Arleen qui, elle non plus, ne reconnait pas Gruneman. Le lendemain, le corps de la jeune femme est repêchée dans la baie de l'Hudson...
 

Hier, je vous parlai de Steelyard Blues dont les vedettes étaient Donald Sutherland et Jane Fonda. Ces deux-là s'étaient connus (y compris intimement) un an auparavant durant le tournage de Klute, dont je vais vous parler aujourd'hui. Avec le temps, c'est devenu un film culte, inscrit dans la "trilogie de la paranoïa" (Klute/A Cause d'un assassin/Les Hommes du Président) de son réalisateur, Alan J. Pakula.
 

Il serait cependant faux de croire que cette trilogie a été préméditée par le cinéaste. Disons qu'elle a pris corps parce que, durant les années 70, ce genre de thrillers allait devenir populaire et que Pakula en a signé trois. Mais Klute n'était que le deuxième long métrage du réalisateur, qui, avant de passer derrière la caméra, était d'abord un producteur (notamment pour Robert Mulligan).


A l'origine, il y a le scénario écrit par deux frères, Andy et Dave Lewis, qui l'ont rédigé à distance (puisqu'ils habitaient dans deux Etats différents, ils échangeaient leurs notes par courrier ou téléphone). Le studio Warner l'acquit et le confia à Pakula en pensant qu'il s'agirait d'un film noir classique. Le résultat déjoua les attentes de tout le monde.


D'abord parce que le film fut un énorme succès commercial, bien que la critique l'ait d'abord accueilli avec tiédeur (avant de retourner sa veste...) et ensuite parce qu'il récolta quantité de récompenses, dont l'Oscar de la meilleure actrice pour Jane Fonda. Mais aussi, surtout, parce que, plus qu'un film noir, Klute était un portrait de femme et de l'époque.

En effet, le titre est trompeur : Klute, ce drôle de nom, est celui du personnage de détective joué par Sutherland, mais c'est bien celui de Bree Daniels, incarnée par Fonda, qui est au centre de l'intrigue. En préparant le film, Pakula revit quelques Hitchcock mais décida d'en détourner les codes, en faisant du personnage féminin le coeur de l'affaire.

Bree est donc un call-girl mais c'est surtout une comédienne frustrée : elle auditionne pour du mannequinat ou du théâtre sans jamais être retenue, mais par contre elle est le metteur en scène et la vedette de ses rendez-vous avec ses clients à qui elle se soumet mais aussi à qui elle dit qu'elle a une imagination sans limites et qu'elle dirige finalement vers ce que elle consent à faire.

Quand Klute l'aborde, elle semble d'abord prendre sa revanche sur tous les directeurs de casting qui la refoulent, en n'acceptant pas de répondre à ses questions et en ne l'invitant pas à entrer dans son appartement (lui vit dans un studio au sous-sol de l'immeuble où elle réside). Puis quand elle accepte de lui parler, elle choisit son moment et joue un rôle de femme sûre d'elle.

Quand elle et Klute finissent par coucher ensemble, cela démarre comme une manière pour Bree de se donner à cet homme qui la protège. Mais après qu'ils aient fait l'amour, elle le toise avec arrogance et savoure le fait qu'il n'ait pas pu lui résister alors que jusque-là il semblait insensible. C'est tout à fait fascinant parce qu'on a a là une femme réellement complexe, avec laquelle on ne sait pas sur quel pied danser.

C'est encore plus flagrant lorsqu'elle se confie à sa psy. Pakula a, semble-t-il, laissé Fonda improviser une bonne partie de son texte dans ces scènes et le spectateur a effectivement l'impression que Bree tombe vraiment le masque, qu'elle cherche ses mots, qu'elle n'est plus du tout dans le jeu. Et c'est aussi troublant de voir Fonda ainsi car cela bat en brèche ce qu'elle donnait à voir d'elle-même à l'époque.

En effet, en 1971, l'actrice va bientôt divorcer de Roger Vadim (avec lequel, dira-t-elle plus tard, elle eut des expériences insensées) et sa carrière est éclipsée par ses engagements citoyens en faveur du féminisme, contre la guerre au Vietnam (qui lui vaudra le surnom de "Hanoï Jane" et des volées de bois vert) et pour les Black Panthers. Bref, Fonda incarne cette femme contestataire, qui ne s'en laisse pas conter.

La voir vulnérable dans Klute, particulièrement dans ces scènes de séances chez le psy, l'humanise à nouveau et a sûrement dû beaucoup jouer auprès du public pour le succès du film. Elle n'aura en tout cas pas volé son Oscar, pour son interprétation subtile et intense, quand bien même elle a failli passer à côté du rôle.

La Warner voulait en effet Barbra Streisand pour jouer Bree et Fonda elle-même, que voulait absolument Pakula, hésita longuement, au point de conseiller au cinéaste de prendre plutôt Faye Dunaway. Ce n'est qu'en rencontrant d'authentiques prostituées, en changeant de coiffure, en s'habillant avec sa propre garde-robe, qu'elle se persuada de jouer Bree.

L'intrigue donne une idée de que les frères Lewis avaient en tête : dans leur scénario originel, Klute venait à New York pour enquêter sur la disparition de son frère, mais Pakula trouvait que cela ressemblait trop à Un Shérif à New York (Don Siegel, 1968) et fit procéder à des changements. C'est là que le thriller devint plus mystérieux, plus étrange, plus glauque. Plus sensuel aussi.

Klute ne met pas à jour une conspiration mais piège un individu proche de celui qu'il recherche et qui le manipule en effaçant les preuves de ses méfaits. Toutefois, l'étude de caractère domine l'intrigue policière et le spectateur comprend qui est le coupable en même temps que le détective. Entre temps surtout il s'est davantage concentré sur Bree et Klute que sur la disparition de Gruneman.

Sutherland, avec sa longue silhouette, son regard perçant et sa drôle de gueule, fait de Klute non pas un séduisant enquêteur ni même un personnage attachant, voire aimable. Ainsi la romance qui nait entre lui et Bree échappe au cliché de la demoiselle en détresse se réfugiant dans les bras de son sauveur - et comme je l'ai dit plus haut, elle se joue de lui quand elle se donne à lui.

Klute est un homme patient, discret, courtois mais têtu, pugnace. Il y a aussi une couche de vernis sous cette apparente impassibilité car on le voit dérouté lorsque Bree, bouleversée par la mort d'Arleen, retourne vers son ancien souteneur (Roy Schieder), se jetant littéralement à ses pieds. Et, quand à la fin elle quitte New York, on l'entend, en off, dire à sa psy que la ville finira certainement par la reprendre.

Le film bénéficie d'une photo extraordinaire de Gordon Willis, qui sera ensuite responsable de celle du Parrain de Coppola, mais aussi d'une musique flippante à souhait de Michael Small, et les deux hommes suivront ensuite souvent Pakula sur d'autres projets.  

Klute est un très grand film, qui transcende son genre. Il rappelle aussi à quel point Pakula fut un grand cinéaste. Et le couple Donald Sutherland-Jane Fonda demeure un des plus iconiques et atypiques du cinéma US des 70's.

lundi 13 octobre 2025

STEELYARD BLUES (Alan Myerson, 1973)


Jesse Valdini est un passionné de courses de stock-car et pour s'adonner à ce penchant, il n'hésite pas à voler des voitures pour participer à des rallyes. Cela l'a conduit trois fois en prison mais il n'est toujours pas calmé. Pourtant, cette fois, à sa sortie, son frère, Frank, l'attend : il est procureur et brigue un nouveau mandat. Pour cette raison, il tient à ce que Jesse ne le compromette pas en récidivant. Il lui trouve un boulot de nettoyeur dans un zoo et un appartement.


Jesse se tient à carreau un temps puis renoue avec sa bande d'amis : Iris Cane, son ex qui est devenue call-girl de luxe et qu'il interrompt alors qu'elle reçoit un client ; Eagle Thornberry, un illusionniste au chômage qui se fait passer pour fou et séjourne ainsi à l'asile quand il n'a plus d'endroit où dormir : le Kid, un jeune guitariste qui gagne sa vie dans une casse automobile ; et Duval Jacks, un mécanicien qui répare des épaves d'avions.


Alors que les élections approchent, Frank accentue la surveillance de Jesse, devinant qu'il prépare un nouveau coup puisqu'il a retrouvé sa bande. Il envoie la commission d'hygiène pour expulser Duval, refait interner Eagle, menace Iris de la prison si elle ne redevient pas sa maîtresse et laisse tomber Jesse. Ce dernier, écoeuré, quitte son job au zoo et va organiser le cambriolage d'une base militaire pour dérober une console de vol pour l'avion que répare Duval afin de partir le plus loin possible avec ses amis...


Dans la foulée du succès inattendu de Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), les grands studios américains ont produit des longs métrages caressant la contre-culture dans le sens du poil afin de profiter du filon. Il s'agissait, cyniquement, de reproduire  ce qui avait marché dans ce que Hopper avait inventé : raconter des histoires de marginaux que le grand public prendrait en sympathie.


Si, en plus, cela pouvait être joué par des vedettes, c'était encore mieux dans la mesure où cela rassurait les financiers et les distributeurs. C'est ainsi que, un an après Klute d'Alan J. Pakula, la Warner mit en chantier Steelyard Blues avec le même couple d'acteurs, Donald Sutherland (qui co-produisait l'affaire) et Jane Fonda.


Sutherland et Fonda avaient eu une aventure intime sur le tournage de Klute et ne se firent pas prier pour collaborer à nouveau ensemble, même si, entre temps, chacun avait repris son indépendance. David S. Ward écrivit le script de ce drôle de polar et la réalisation fut confiée à Alan Myerson, dont ce sera le dernier long métrage de cinéma (avant de retourner usiner pour la télé, d'où il venait).


Steelyard Blues est un objet vraiment curieux, tant et si bien qu'après l'avoir vu, on ne saurait trop le définir, dire ce qu'on a vraiment vu et compris. L'histoire suit Jesse Valdini dont la grande passion est d'assister ou de participer à des courses automobiles pour le plaisir de froisser de la tôle - il s'est même juré de cabosser tous les modèles de voitures américaines construites entre les années 40 et 60 (!).

Jesse sort de prison une nouvelle fois, après avoir volé une caisse qu'il voulait conduire lors d'un de ces rallyes. Mais à sa sortie, il est attendu par son frère, Frank, qui est procureur et a abrégé sa peine. En échange de ce service, il attend que Jesse ne fasse pas de vagues désormais car il est en course pour être réélu. Il trouve un boulot et un appartement à Jesse pour arrondir encore plus les angles.

Sauf que ramasser les excréments des animaux d'un zoo et habiter dans un taudis n'a pas de quoi combler Jesse. Il renoue avec ses vieilles connaissances, dont Duval Jacks, un mécano de génie qui a entrepris de retaper un avion de ligne pour quitter le pays et trouver un territoire où on le laissera vivre à sa guise. Ce projet intrigue puis séduit Jesse qui décide de l'aider à le réaliser pour le partager avec sa bande.

Si Steelyard Blues s'était contenté de raconter cela de manière simple et classique, ça aurait sûrement donné un produit sympa, efficace. Mais Myerson filme ce récit comme un pastiche des films inspirés de Easy Rider. Il tourne en laissant les acteurs improviser, et Ward est présent sur le plateau pour corriger les dialogues en fonction de ces libertés prises avec le récit.

Par ailleurs, pour renforcer cet aspect "pris sur le vif", Myerson saisit des scènes où acteurs professionnels et figurants se mélangent (sans qu'on comprenne ce que cela apporte à l'histoire), filme sans autorisation en ville la nuit (notamment une longue poursuite entre Sutherland et Fonda qui cherche à le semer). Le résultat est étonnant, pas toujours concluant, mais avec un esprit désinvolte.

Le problème, c'est que, même si le film n'est pas très long (avec un pitch aussi maigre, difficile de trouver de la matière), le rythme est tellement inégal que l'ensemble traîne franchement la patte. Tous ces personnages se croisent sans vraiment échanger quelque chose de substantiel, parfois la violence s'invite de manière grotesque (le passage à tabac de Jesse par Frank et deux flics dans une cellule)...

Le dernier acte du film vire au grand n'importe quoi avec le vol d'une console d'avion dans une base militaire par une dizaine d'individus rassemblés par Jesse. Déjà chacun de ces cambrioleurs est affublé d'une tenue qui se repère à des km (sauf par les gardes de la base), ensuite le casse lui-même est affreusement laborieux, et le dénouement ne voit même pas l'avion décoller !

Bref, les limites du dispositif absorbent tout le reste et les héros passent pour de gentils baltringues mais plus vraiment des rebelles anti système. Ce sont plutôt des pieds nickelés que les persécutions de Frank soudent, et leur aventure se solde par une fuite mais hors champ, dans un geste simili western (tous à cheval sur une piste de décollage, essuyant les tirs nourris des policiers).

Donald Sutherland donne un côté irrésistiblement facétieux à Jesse, moins voyou que farceur, grand gamin immature qui veut faire emmerder son connard de frangin adulte, friqué, responsable. Jane Fonda reprend son rôle de pute (comme dans Klute) mais cette fois sans la paranoïa, suivant son amant brigand insupportable. Peter Boyle enchaîne les déguisements les plus saugrenus et imite même, de façon désopilante, Marlon Brando dans une scène. John Savage ne dit et fait presque rien à part gratter sa guitare.

Cet ersatz de film de contrebande possède un certain charme, mais il lui manque une véritable insolence et surtout une narration distincte pour dire quelque chose de son époque, de ses anti héros. 

dimanche 12 octobre 2025

A LA RECHERCHE DE MR. GOODBAR (Richard Brooks, 1977) - Hommage à Diane Keaton


Theresa Dunn est une étudiante qui s'éveille à la sexualité dans les bras d'un de ses professeurs, Martin. Mais celui-ci met brusquement fin à leur relation avant qu'elle soit diplômée. Elle retourne vivre chez ses parents, d'origine polono-ilrandaise et catholiques, qui lui préfèrent depuis toujours sa soeur aînée, Katherine. Pourtant celle-ci vient de quitter son mari et d'avorter clandestinement pour vivre plus librement dans son propre appartement.


Theresa devient professeur pour des enfants sourds et se révèle douée et attentionnée. Cette apparence sage et ordonnée cache une double vie puisque, le soir venu, elle traîne dans les bars à la recherche d'une aventure sans lendemain. C'est ainsi qu'elle fait la connaissance de Tony, un jeune séducteur vaniteux, qu'elle ramène chez elle, ayant emménagé dans un studio du même immeuble que sa soeur. Ils consomment de la cocaïne et font l'amour.
 

C'est un déclic pour Theresa qui a toujours souffert de son physique depuis que, enfant, elle a été opérée d'une scoliose dont elle a découvert l'origine congénitale et qui a poussé sa tante, atteinte de la même malformation, au suicide. Tony absent, elle fait la connaissance d'un travailleur social, James, qu'elle fréquente et qui plait à ses parents, mais avec lequel elle n'a aucune relation sexuelle car il préfère se préserver pour le mariage...


Diane Keaton, dont je parlai hier en rédigeant une critique sur Reds, vient de mourir à l'âge de 79 ans. Depuis que je l'avais vue dans Annie Hall de Woody Allen (1977), rôle pour lequel elle reçut l'Oscar de la meilleure actrice, c'était quelqu'un que j'avais toujours plaisir à voir au cinéma. Elle a mené une carrière exemplaire, conservant intact le charme particulier qu'elle avait à ses débuts, mélange de fraîcheur et d'intelligence.


Car, dans les films, il y a deux catégories d'actrices : celles qui vous séduisent par leur beauté, leur charisme, même si ensuite vous découvrez leur talent ; et celles qui vous happent par leur intelligence vive, leur jeu nuancé, leur personnalité, même si elles ne sont pas dénuées de beauté physique. Diane Keaton faisait partie de cette seconde catégorie : elle vous attirait par cette espèce d'éclat que possèdent les gens évidemment inspirants intellectuellement.


Elle avait débuté à 24 ans sur grand écran et avait connu la célébrité deux ans plus tard, en 1972, grâce au Parrain de Francis Ford Coppola, où elle interprétait le rôle de Kay Adams, la femme de Michael Corleone (Al Pacino, dont elle fut la compagne à la ville). Ce n'était pas si précoce pour une actrice qui allait ensuite enchaîner des longs métrages jusqu'en 2024.
 

On retient surtout d'elle qu'elle fut la muse, l'amie puis la compagne de Woody Allen qui lui écrivit sur mesure Annie Hall mais avec qui elle tourna aussi Woody et les robots (1973), Guerre et Amour (1975), Intérieurs (1978), Manhattan (1979) et Meurtre Mystérieux à Manhattan (1993). Mais ce qui la distinguait, c'était le talent et le style.

Diane Keaton avait de la classe, au point d'être devenue une icone de la mode, créant un look qui a été copiée, encore aujourd'hui, une sorte d'élégance bohème et chic, tout à fait raccord avec ce que ses rôles disaient d'elle par ailleurs. Dans Reds, elle était autant en avant que Warren Beatty lui-même.

Alors, oui, j'aurai pu vous parler d'elle en évoquant Annie Hall, mais c'était choisir la facilité, et j'ai revu Looking for Mr. Goodbar (en vo), un de ses rôles les plus marquants, même si c'est aussi le plus terrible personnage qu'elle a campé - ceux qui l'ont vu savent de quoi je parle, avec cette fin qui vous crucifie littéralement.

A l'origine, il y a le livre de Judith Rossner, un best-seller dont s'est emparé le scénariste et réalisateur Richard Brooks. Plus qu'une adaptation, c'est une sorte de nouvelle version de l'histoire, pas toujours bine inspirée d'ailleurs. Rossner dressait le portrait d'une femme en quête de plaisir sexuel et dont la quête se doublait d'une pulsion quasi-suicidaire.

En somme, chercher Mr. Goodbar, c'était surtout le trouver et avec lui, rencontrer son destin. Ce qu'en a fait Brooks n'est pas la même chose : pour lui, l'héroïne est certes une femme qui multiplie les aventures sexuelles mais qui le fait avec une sorte de naïveté et qui ne voit pas arriver le danger. Dans le livre, elle cherche ce danger et les conséquences seront terribles. Pourtant le film en ayant la même fin n'a pas du tout la même vibe.

Brooks a sans doute eu peur que, en suivant littéralement l'intrigue du livre, le public considère Theresa comme une fille perdue d'avance, que ce qui lui arrive soit en quelque sorte inévitable, voire moral. En supprimant cette pulsion de mort qui l'habite, Theresa, chez Brooks, devient davantage une victime et son sort est à la fois cruel et poignant.

Par ailleurs, Brooks met du temps à vraiment démarrer son histoire : les premières scènes entre Theresa et Martin, son professeur et amant, ne mène nulle part, sinon à une rupture inévitable, mais qui ne justifie pas le comportement de Theresa ensuite. Le spectateur devine très bien et tout seul qu'elle mène une double vie nocturne parce qu'elle en a toujours eu envie. Martin n'était que celui qui lui a fait perdre sa virginité, et les autres hommes ensuite profitent d'elle comme elle profite d'eux.

Le contexte familiale et le passé de Theresa sont aussi très lourdement exposés par Brooks : elle a souffert dans sa chair, mais aussi spirituellement avec des parents catholiques rigoristes, et surtout un père autoritaire. En ce sens, la voir coucher avec des hommes souvent plus âgés qu'elle revient à souligner qu'elle cherche auprès d'eux un père de substitution.

Seuls deux hommes échappent à ce standard : Tony est un amant fougueux et intrusif et James un prétendant possessif mais qui se refuse au sexe avant le mariage. Malgré leurs différences, ce qui les unit, c'est leur jalousie et leur colère quand ils constatent qu'ils ne peuvent contrôler Theresa, qui, après son expérience avec Martin, ne veut plus être dépendante d'un homme, se marier, avoir des enfants.

Ce qui est le plus réussi dans le film, c'est la manière dont Brooks réussit à mettre en parallèle ce contraste frappant entre Theresa le jour, enseignante douée et chaleureuse pour des gamins handicapés, et Theresa la nuit, aventurière libérée et inconsciente. Sa soeur Katherine est tout aussi délurée qu'elle mais sans que ça la rende heureuse, épanouie. Theresa, elle, s'émancipe de plus en plus.

Le climax de l'histoire est aussi son dénouement. Là-dessus, Brooks est fidèle au livre de Rossner, pourtant le malaise est durable. Si cette fin avait été imaginée par un homme, on l'aurait accusé d'avoir jugé et condamné son héroïne. Mais dans la mesure où c'est celle d'une femme, on peut se demander si la romancière ne s'est pas rangée à une sorte de conformisme encore plus dérangeant selon lequel une femme libérée sexuellement doit quand même payer cette liberté.

A la recherche de Mr. Goodbar (en vf) a révélé Richard Gere, totalement survolté et flippant dans le rôle de Tony. William Atherton a aussi cet aspect inquiétant dans le rôle de James, mais il me paraît sous développé. Tuesday Weld apparaît aussi trop peu alors que ses scènes sont marquantes et même déchirantes.

Et puis donc il y a Diane Keaton. Brooks expliqua qu'il avait dû batailler avec elle pour les scènes de sexe car elle était très timide - et à cette époque il n'y avait pas de coordinateur d'intimité. Alors il les tournait en faisant sortir tout le monde de la pièce à part le cadreur et le preneur de son. Mais la performance de Keaton est remarquable d'intensité et d'audace.

Quoique, avec elle, le terme de "performance" est malvenue. C'était une actrice tellement subtile qu'elle ne donnait jamais l'impression de performer. Il y a chez elle, même ici, dans ce film, une sorte de légèreté qui est assez prodigieuse. C'est peut-être, pour cela, qu'elle est la première comédienne américaine aussi moderne. Et qu'elle l'est restée, parce qu'il n'y a aucune affectation dans son jeu. Et cela fait qu'elle a peu/pas d'héritière.

C'est une immense artiste qui vient de partir, une comme on n'en voit que rarement au cinéma, une actrice qui a révolutionné en douceur son métier et qui a inspiré les réalisateurs de telle manière que toutes ses consoeurs ne boxaient pas dans la même catégorie qu'elle - Al Pacino, Woody Allen, Warren Beatty et tant d'autres de ses partenaires l'affirmeraient. Farewell Ms. Keaton.

samedi 11 octobre 2025

REDS (Warren Beatty, 1981)


1915. Louise Bryant, journaliste et suffragette, rencontre le journaliste John Reed lors d'une conférence à Portland, Oregon, et elle est intriguée par son idéalisme et sa radicalité. Après l'avoir interviewé toute une nuit, elle décide de quitter son mari, un dentiste, pour le rejoindre à New York. Elle y rencontre ses amis, des activistes, intellectuels et artistes de Greenwich Village, parmi lesquels l'auteur Emma Goldman et le dramaturge Eugene O'Neill.
 

Bryant et Reed emménagent à Provincetown, Massassuchetts, pour se concentrer à l'écriture et s'impliquer dans la scène théâtrale locale. Mais Reed s'absente fréquemment pour ses reportages auprès des ouvriers en grève syndiqués au sein de l'Industrial Workers of the World (I.W.W.), persécutés par la police alertée par les patrons. Sa révolte le pousse à couvrir la convention du Parti Démocrate de 1916 à Saint-Louis. En son absence, Bryant et O'Neill deviennent amants et le dramaturge tombe amoureux de sa maîtresse.


Au retour de Reed, elle accepte de l'épouser et brise le coeur de O'Neill qui prend ses distances avec le couple. Ils partent s'installer à Croton-On-Hudson, dans l'Etat de New York. Mais lorsqu'il admet ses propres infidélités, elle le quitte et s'envole pour l'Europe en qualité de correspondante de guerre. Il la rejoint, après avoir été opéré d'un rein, et l'entraine en Russie couvrir la Révolution de 1917, ce qui lui fournit la matière pour "Dix Jours qui ont secoué le monde", un best-seller tandis qu'elle témoigne devant le Comité Overman...


Comme je l'avais évoqué dans ma critique de Le Ciel peut attendre, je me suis dit : "autant continuer sur ma lancée et revoir Reds pour en tirer un article". Je ne me souvenais plus que le film durait 195', mais l'envie était là, j'avais mon après-midi de libre et je n'ai pas reculé. Et surtout je me suis rendu compte à quel point Warren Beatty avait tout donné dans ce projet fou.


L'aventure a commencé en 1968, un an après la sortie et le triomphe de Bonnie & Clyde qui fit de Beatty une superstar. Il venait de découvrir la vie de John Reed et voulait la porter à l'écran. En Union Soviétique, un long métrage sur le même sujet était en pré-production et approcha Beatty pour qu'il interprète le premier rôle mais il déclina, préférant développer sa propre histoire.


Après avoir rédigé un premier traitement, il prit conseil auprès de Robert Towne et Elaine May mais le script ne fut achevé qu'en 1976 avec le concours décisif de Trevor Griffiths, dont la vision rejoignait celle de Beatty. Lequel désirait, après Le Ciel peut attendre, réaliser seul Reds. Mais le film allait coûter cher et il dut convaincre les studios Warner et Paramount pour lever des financements tout en conservant le contrôle du projet.


En 1978 le tournage débute. Beatty s'est entouré de techniciens réputés, comme le directeur de la photo Vittorio Storaro, et il a investi une partie de sa propre fortune pour boucler le budget. L'équipe se déplace dans cinq pays, tout est filmé en décors naturels, pendant plus d'un an. Quand il rentre en salles de montage, la quantité de pellicule à visionner est telle qu'il y a de quoi faire plusieurs longs métrages.

La légende veut que Beatty ait épuisé pas moins de 65 personnes pour achever le montage. Le budget explose et à la fin on estime que Reds a coûté la somme extravagante pour l'époque de 32 M $ (soit l'équivalent de 100 M $ aujourd'hui). Il rentrera tout juste dans ses frais avec un box office d'à peine 40 M $.

Encore maintenant, on se demande comment tout ça a pu exister et être exploité : il s'agit de l'histoire d'un journaliste et militant communiste dans les années 1910, sortie au moment où Ronald Reagan devenait le 40ème Président des Etats-Unis. Reds valut à Beatty l'Oscar du meilleur réalisateur (il était nommé aussi comme Meilleur acteur, et dans 9 catégories au total, pour trois statuettes gagnées).

Warren Beatty a toujours été un admirateur des grands films de studios et on voit que son inspiration provient des fresques de David Lean, en particulier Lawrence d'Arabie et Docteur Jivago, deux destins d'hommes hors du commun. Mais il a aussi voulu raconter une histoire intimiste, une romance passionnée. Et Reds parvient à trouver son équilibre entre ces deux pôles narratifs.

Le récit comporte trois actes distincts (et le film lui-même comporte un entracte) : d'abord, il y a la rencontre et l'amour qui unit et sépare à plusieurs reprises John Reed et Louise Bryant. Tous deux sont des intellectuels mais lui est déjà un journaliste confirmé tandis qu'elle végète dans l'Oregon en rêvant de vivre de sa plume (ce que ne lui permet pas ses articles dans la gazette locale).

Leur amour est le fil rouge de cette saga. Car Reed et Bryant sont aussi deux personnalités fortes : s'il l'encourage d'abord, il la néglige et l'abandonne souvent pour ses reportages. Reed ne veut pas simplement rapporter les faits, il veut être au plus près de l'action, puis dans l'action elle-même, ce qui l'entraînera dans une carrière politique. Bryant, elle, est une idéaliste qui tient à exister par elle-même et conserver du recul sur les événements et les individus.

Ensuite, il y a la dimension politique de l'histoire : très vite, Reed, donc, s'investit, après avoir couvert la convention démocrate de 1916. Il milite pour que les Etats-Unis ne participent pas à la guerre de 14-18, combat le capitalisme comme force d'oppression, puis, après son premier voyage en Russie, lors de la Révolution de 1917, veut participer à la fondation du Parti communiste américain contre la frilosité des socialistes.

Bryant subit cette ambition dévorante qui la dépasse. Elle voit les manoeuvres des apparatchiks, elle voit les factions dans un même camp, contrairement à Reed qui veut passer en force et se heurte à des forces bureaucratiques. Avant lui, elle devine déjà que le Parti, quel qu'il soit, est plus fort que celui qui veut l'animer, le faire évoluer, et qu'il écrase les dissidents en les assimilant à des contre-révolutionnaires.

Enfin, il y a une dernière partie, très amère, sur la désillusion. Bloqué en Russie pour servir la propagande du régime bolchévique, Reed tente d'abord de rester en contact avec Bryant, ignorant que ses messages sont interceptés par le gouvernement américain qui l'accuse de sédition et qui persécute Bryant. Mais ignorant aussi que Bryant est partie à sa recherche, craignant le pire après son arrestation par la Finlande lorsqu'il a franchi illégalement sa frontière.

Tout en restant un serviteur zélé du pouvoir russe, Reed se rend compte à que point il en est prisonnier et à quel point son message est perverti, ses discours réécrits pour opposer le bloc de l'Est à celui de l'Ouest, excitant les religieux, exacerbant le divisions, rompant avec toute union entre communistes américains et russes.

Quant Bryant retrouve enfin Reed, c'est un homme usé, affaibli, malade, mais surtout désabusé. La Révolution bolchévique, comme toutes les autres, s'est écrit dans la sang, a accouché d'un régime autoritaire, brutal, injuste, noyauté par les politiciens, les bureaucrates, muselant la presse. Pour le journaliste qu'il fut et le militant qu'il a incarné, c'est un échec tragique, pathétique.

En vérité, Reds raconte certes John Reed mais avec un recul salutaire, celui fourni par Louise Bryant, qui fut certes un pasionaria mais plus lucide. Le fil ne manque pas de souffle, mais en fin de compte c'est moins son caractère épique qui séduit que sa sincérité, son honnêteté. Beatty ne béatifie pas Reed, il constate ses erreurs autant qu'il admire ses convictions et sa puissance, tout en valorisant Bryant.

La réalisation permet d'apprécier pleinement l'expérience : on a droit à des moments de bravoure, avec une figuration démente, une ampleur, une générosité exceptionnelles. Mais surtout le film ne perd jamais de vue ses personnages, leur humanité, leur faillibilité. dans les grandes heures de ce début de XXème siècle comme dans l'intimité de leurs relations, ce sont eux qui donnent son ancrage au film, ponctué par les témoignages de survivants qui avait connu le couple Reed-Bryant.

Warren Beatty ne voulait pas forcément cumuler les rôles, sachant que la réalisation allait être énergivore. Il avait donc pensé à John Lightow pour jouer Reed avant de se raviser. Comme Orson Welles pour Citizen Kane, il a sans doute jugé impensable de ne pas assumer cette histoire derrière et devant l'objectif. Résultat : une composition subtile, intense, sans indulgence mais sans cynisme non plus.

Diane Keaton a hérité du rôle que Beatty avait longtemps promis à Julie Christie avant leur séparation. Le film a eu aussi raison de son union avec l'ex-muse de Woody Allen et Keaton en est sortie épuisée. Elle est absolument extraordinaire dans la peau de Bryant, à laquelle elle donne une épaisseur et une fragilité, une exaltation et une retenue sans pareille. Elle était géniale chez Allen, elle le fut aussi chez Beatty.

Jack Nicholson hésita à s'engager dans ce projet car il venait d'achever Shining de Kubrick et il était essoré. Il avait également grossi et dut se remettre en condition pour accompagner son ami Beatty. Il est encore une fois formidable, faisant de O'Neill un amoureux brisé mais un compagnon indéfectible, tout autant qu'un juge terrible pour ces petits bourgeois que furent Reed et Bryant croyant savoir ce qui est le mieux pour les opprimés.

On remarquera aussi Gene Hackman dans le rôle du journaliste Peter Van Wherry, Paul Sorvino dans le rôle du chef de l'IWW Louis Fraina et surtout Maureen Stapleton, couronnée par un Oscar du meilleur second rôle féminin, dans le rôle d'Emma Goldman, elle aussi victime collatérale de l'Histoire, expulsée des Etats-Unis et spectatrice désolée de la faillite bolchévique.

Reds est un grand film, indéniablement. Mais c'est surtout une oeuvre atypique, improbable dans le cinéma américain - au point d'être aujourd'hui au mieux méconnue, au pire oubliée. Raison de plus pour corriger ça et le (re)voir - aussi pour la leçon d'Histoire sur le rêve révolutionnaire russe qui a abouti à un des pires désastres, comme on le voit aujourd'hui avec la guerre en Ukraine.