Lee Carter, journaliste de télévision à Seattle, assiste à l'assassinat du sénateur et candidat à la présidence des Etats-Unis Charles Carroll au sommet du Space Needle. le tueur présumé est abattu par le service de sécurité. Le vrai tueur, déguisé en serveur, s'échappe. Une commission d'enquête conclut quelques mois plus tard qu'il s'agissait de l'acte d'un tueur isolé.
Au cours des trois années suivantes, six témoins de l'assassinat meurent dans des circonstances louches qui ont rendu Lee paranoïaque et la conduise à demander à son confrère et ex-petit ami Joe Frady sa protection. Mais ce dernier pense qu'elle s'effraie pour rien. Quelques jours plus tard pourtant il est à la morgue pour l'identifier et le rapport du médecin-légiste conclut à un suicide par overdose de barbituriques et d'alcool.
Rongé par la culpabilité mais aussi motivé par le scoop, Frady se met à enquêter sur les témoins morts. Il commence par le juge Arthur Bridges, victime d'un accident de pêche dans la petite ville de Salmontail, à proximité d'un barrage hydraulique où le conduit le shérif local avant d'essayer de le tuer lorsque les vannes s'ouvrent. Joe s'en sort mais le policier se noie. Au domicile de ce dernier, il trouve des documents sur la Parallax Corporation, qui recrute des agents de sécurité...
Comme j'ai parlé des Hommes du Président (1976) et de Klute (1971), il fallait que je boucle la boucle en évoquant The Parallax View (en vo), le chapitre intermédiaire de la trilogie paranoïaque d'Alan J. Pakula. Rarement un cinéaste aura autant creusé la question en enchaînant trois films (à part peut-être Oliver Stone, mais celui-ci était bien moins subtil et on ne peut regarder ses films depuis qu'il a serré la main à Poutine en lui exprimant son admiration).
Des trois opus de cette trilogie (que Pakula n'a jamais préméditée, rappelons-le), A Cause d'un assassinat (en vf) est le plus sombre, le plus désespéré. Si Klute était nuancé par une romance et Les Hommes du Président soldait la déchéance de Nixon, ici point de salut. On sait dès le départ que ça va mal finir.
Mais surtout, ce qui est effrayant avec ce film, c'est à quel point il commente le passé, la décennie qui l'a précédé, avec les assassinats de John Fitzgerald Kennedy et Robert Francis Kennedy, et comment il a anticipé le futur, c'est-à-dire notre présent. C'est à peine une fiction en réalité, et c'est parfaitement glaçant. Pakula et ses scénaristes semblaient avoir perdu toute illusion sur leur pays et sa démocratie.
Le script est l'oeuvre de David Giler et Lorenzo Semple Jr. (ce dernier a également signé le scénario des Trois Jours du Condor, autre sommet du genre), basé sur le livre de Loren Singers, mais dans une version purgée de tout ce qui pouvait distraire le spectateur. C'est comme l'épure du thriller politique, une sorte de marche en avant conspirationniste jusqu'à ce que le complot soit en définitive la réalité.
Le héros, Joe Frady, est le seul élément romanesque, au sens où il n'est pas franchement réaliste, de l'affaire : il nous est présenté comme un type pas agréable ni compatissant quand son ex-copine vient lui raconter une histoire effrayante dont elle pense être la prochaine cible. Comme il était au lit avec une jeune femme lorsqu'elle vient le déranger, il la prend pour une folle et la met à la porte, gentiment mais quand même.
Puis Frady apprend le décès de son amie, suicidée. La culpabilité le ronge mais aussi le pressentiment que ce qu'elle lui a dit pourrait aboutir à un scoop qui lui vaudrait le prix Pulitzer et donc l'accès à un média plus prestigieux que le journal dans lequel il travaille et dont le rédacteur en chef est exaspéré par ses méthodes (il ne rend jamais un article à temps, cherche toujours le sensationnalisme).
A partir de là, le récit enchaîne les déplacements de Frady pour les besoins de son enquête sur les lieux où sont morts les témoins de l'assassinat, trois ans auparavant, d'un sénateur qui briguait la magistrature suprême. Il se heurte à un shérif chez qui il trouve des documents sur une compagnie qui recrute des agents de sécurité et, en creusant dans cette direction, déroule un vrai sac de noeuds.
Je ne peux en dire plus sans spoiler. Le plaisir qu'on a à regarder le film de Pakula tient dans sa progression dramatique et l'inéluctabilité de son dénouement pessimiste. La mise en scène est à cet égard exemplaire, d'une efficacité redoutable, d'autant plus que Pakula n'est pas du genre à verser dans le grand spectacle (quand un avion explose, c'est hors champ, par exemple).
Le directeur de la photo n'est nul autre que l'immense Gordon Willis, maître es-lumières tamisées, ambiance entre chien et loup, cadrages lointains. Tout est fait pour que le spectateur soit immergé dans l'histoire et même mieux, mal à l'aise. Le héros est observé en permanence, par on ne sait qui, ou du moins tout concourt à ce qu'on le pense.
Et A Cause d'un assassinat est particulièrement réussi grâce à ce dispositif, perfectionné après Klute (où on avait ce même genre d'effets quand il s'agissait de suggérer que Bree Daniels était épiée). Si bien qu'on tente de détecter le moment où le héros est piégé, où il est démasqué, attiré dans un traquenard et manipulé pour en faire un bouc émissaire. Mais c'est si bien fait qu'on ne le remarque jamais - ou du moins, comme Frady, trop tard.
Le film résonne de manière très troublante aujourd'hui et c'est pour ça qu'il a conservé sa qualité : le complotisme règne - sur les réseaux sociaux en particulier, véritable véhicule pour cela - et nous sommes entrés dans ce qu'on appelle l'ère de la post-vérité, avec les fake news, l'éditorialisme à tout-va. Il n'est plus question de traquer la vérité. Par contre il faut avoir un avis et l'exprimer plus fort que celui de son adversaire. D'ailleurs l'adversaire n'en est plus un : il est devenu un ennemi.
C'est déjà ce que disait The Parallax View, qui reprend aussi à son compte une partie du discours en forme de lavage de cerveau d'Orange Mécanique de Kubrick (1971), quand Frady est soumis à un défilé d'images pour accompagner des mots valises comme "Amour", "Mère", "Père", "Bonheur", etc. Au début, tout correspond. Puis, progressivement, les images et les mots sont associés de manière plus perverse, se vidant de leur sens pour dire quelque chose de totalement contradictoire.
Je ne prétendrai pas que ce que commet la Parallax Corporation est vrai, mais c'est crédible. On sait qu'il y a eu des assassinats politiques, aux Etats-Unis, et à l'étranger, commis par des organes gouvernementaux. On sait aussi qu'aujourd'hui des crimes politiques ont lieu à cause de la polarisation des débats soulignés par les médias et réseaux sociaux (comme celui de Charlie Kirk récemment).
Autre point étonnant : le film est porté essentiellement par Warren Beatty. Les seconds rôles sont sommaires, à dessein. Il croise des personnages brièvement, et quand cela dure un peu plus, ce sont des individus qui meurent rapidement, ou des figures qui restent dans l'ombre. Deux exceptions : Paula Prentiss qui joue Lee (un rôle vite sacrifié) et Hume Cronyn qui joue Rittels, le rédac'chef de Frady.
Beatty est parfait parce qu'il est plausible dans son personnage. Son jeu est sobre, en retenue, il a ce côté à la fois ambitieux, presque antipathique, et en même temps pugnace. Surtout il semble lui-même ne pas connaître la fin de l'histoire de son personnage et cela donne envie de le suivre car on pense qu'il va s'en sortir (comment imaginer que Warren Beatty meure ?) tout en pouvant en douter (il est bien mort dans Bonnie & Clyde).
Enfin, une fois encore, la musique de Michael Small est extraordinaire, avec ses dissonances, ces stridences, qui vous mettent les nerfs en pelote.
A Cause d'un assassinat est terriblement noir mais ça participe au fait qu'il reste d'une modernité étonnante. Alan J. Pakula est vraiment un cinéaste à (re)découvrir.