mardi 1 juillet 2025

ANORA (Sean Baker, 2024)


Anora "Ani" Mikheeva est une strip-teaseuse de 23 ans qui habite à Brooklyn. La patron de la boîte où elle travaille lui présente Ivan "Vanya" Zakharov qui a demandé une danseuse comprenant et parlant russe. Ce fils d'un oligarque est aux Etats-Unis pour étudier mais il passe son temps à faire la fête et à jouer à la console dans le manoir que ses parents lui laissent à disposition pour son séjour.


Il invite Anora à la fête du Nouvel An, et le lendemain matin, lui offre 10 000 $ pour passer la semaine exclusivement avec lui. Elle suit avec ses amis à Las Vegas où, après une nouvelle nuit de débauche, il lui confie devoir rentrer bientôt en Russie pour travailler dans l'entreprise de son père, ce qui ne l'enchante pas.


Pour échapper à ça, il a une idée : épouser Anora, ce qui lui donnerait la nationalité américaine; D'abord hésitante, elle accepte, croyant dans la sincérité des sentiments du jeune homme. Ils se passent la bague au doigt dans une chapelle. Mais lorsque la nouvelle parvient aux parents de Vanya, ceux-ci envoie Toros, le parrain du garçon, en Amérique pour faire annuler le mariage...


Anora, un peu à la surprise générale, a reçu la Palme d'Or au Festival de Cannes 2024. En effet, il est plus que rare qu'une comédie remporte le prestigieux prix, encore plus quand il s'agit d'une comédie romantique, même si celle-ci bénéficie aussi du statut de "film d'auteur indépendant", ce qui rassure les cinéphiles intégristes (pour qui Hollywood représente toujours le grand Satan).


Mais il n'en reste pas moins qu'Anora est une rom-com. Et c'est encore plus étonnant quand on sait que son auteur est Sean Baker, que rien ne prédisposait à briller dans ce registre, lui qui s'inscrit plus volontiers dans le drame social. L'idée de cette histoire lui est venue en assistant à des mariages, parfois arrangés (pour que l'un des époux obtienne la green card), avec un(e) russe.


Il a associé ce postulat à son intérêt pour les travailleuses du sexe puisque Anora ne fait pas que se déhancher dans un club, elle accepte aussi de vendre ses charmes aux clients les plus généreux et délicats (puisque son patron ne lui veut pas officialiser sa situation et lui permettre de bénéficier d'aides sociales). C'est ainsi qu'elle va rencontrer Vanya, le fils d'un oligarque russe en goguette à New York.


Pendant les trois premiers quarts d'heure du film, c'est un vrai conte de fées, qui respecte à la lettre les figures imposées du genre. La rencontre improbable entre une fille sans le sou et un riche, jeune et beau prince charmant, la naissance des sentiments, le mariage... Et puis Anora opère un virage à la fois burlesque et émouvant qui ne laissera personne indemne.

Parce que Vanya, ce jeune russe pourri gâté, n'a rien dit de son dernier caprice à sa famille, celle-ci l'apprend quand même rapidement et missionne le parrain du garçon pour le ramener à la maison et à la raison en faisant annuler le mariage. De toute façon, cette fille est une prostituée qui ne doit en vouloir qu'à son argent, non ?

Mais rien n'est simple dans Anora. Cette dernière hésite longuement avant d'épouser ce freluquet fantasque qui baise comme un lapin et passe ensuite le reste du temps à vapoter devant ses jeux vidéos. A l'évidence, il n'est pas amoureux : Anora n'est qu'un fantasme qu'il peut se payer comme n'importe quoi d'autre. Et elle n'est pas complètement dupe.

Pourtant elle se laisse passer la bague au doigt parce que, bien que la situation soit excentrique, improbable, Vanya paraît si sincèrement épris. Et peut-être voit-elle en lui non pas un paquet de dollars facile à gagner mais un compagnon qu'elle pourra aider à grandir, à s'émanciper d'une famille qui l'écrase.

Le retour à la réalité est à la fois soudain, brutal et férocement drôle. Quand Toros avec deux hommes de main débarquent chez Vanya, celui-ci prend la fuite et Anora ne se laisse pas faire : il faudra la ligoter et la bâillonner pour la calmer. Elle accepte une grosse rétribution pour annuler le mariage, tout en ayant à l'évidence un autre plan à tête.

Sean Baker orchestre alors une hilarante traque dans Brooklyn en compagnie de trois pieds nickelés et de cette fille plus maline qu'eux trois réunis. Pendant une nuit, ils vont de bar en clubs pour mettre la main sur leur fugitif. Anora est un film imprévisible, on ne sait jamais où il va, et ce qu'il réserve, réussissant à provoquer le rire et susciter l'émotion, à souffler le chaud et le froid successivement - et parfois même simultanément.

Tout au long de cette cavale, il devient important (et Baker nous invite subtilement à le remarquer) de noter le regard d'Igor, un des sbires de Toros, sur Anora. Elle déteste car il l'a ligotée et bâillonnée, mais lui la considère avec de plus en plus de curiosité, de respect, de tendresse. Ce n'est pas le coup de foudre de l'homme de main pour l'escort girl, c'est plus suggestif, plus allusif.

La dernière partie du film ne fait que confirmer l'issue imparable de ce conte de fées qui est parti en sucette. Vous l'aurez deviné, ils ne vivront pas ensemble et heureux ni n'auront beaucoup d'enfants. La raison reprend ses droits, cruelle, mais logique. Anora, jusqu'au bout, toutefois, ne perdra jamais sa dignité ni son tempérament, envoyant bouler ce morveux immature et sa garce de mère. Jubilatoire.

L'ultime scène est un concentré de la maestria affichée par Baker, avec une scène quasi muette, qu'on croit d'abord cliché, et qui vous serre le coeur, mais sans complètement vous plomber. C'est vraiment un très joli moment, le calme après la tempête, la tendresse après la désillusion, encore quelque chose qui échappe à toutes les prévisions mais qui n'est pas là juste pour faire plaisir au spectateur.

On ne voit pas passer ces 140', d'autant qu'outre Mark Eydelshteyn, fabuleux Vanya, tête à claques idiote et attachante malgré tout, et Yura Borisov, superbe Igor maladroit et sensible surtout, le film révèle une déjà immense actrice, justement  lauréate de l'Oscar en Février dernier. Sean Baker a repéré Mikey Madison dans Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino où elle finissait grillée au lance-flammes par Leonardo di Caprio.

Il fallait avoir un sacré instinct pour deviner chez cette jeune femme inconnue le potentiel suffisant pour un tel rôle. Et Mikey Madison est éblouissante. Elle est très belle, très sexy, c'est certain, mais sa composition transcende tout ça et fait d'Anora une héroïne farouche, têtue, intelligente, coriace, fragile, en un mot : vivante.

Et c'est ce qu'on retiendra sans doute du film qui porte le nom de son rôle principal : Sean Baker rend ce récit extraordinairement vivant, son film a un coeur palpitant, il fait penser aux comédies italiennes des années 50-60, exubérantes, mais débordantes de vitalité et d'humanité. On n'oubliera pas de sitôt Anora.

NOSFERATU (Robert Eggers, 2024)


Ellen est l'épouse du clerc de notaire Thomas Hutter et ils résident à Wisborg, en Allemange, en 1838. Thomas reçoit la mission de se rendre dans la région des Carpates pour rencontrer le comte Orlock qui souhaite acquérir une maison. En son absence, Thomas confie Ellen à son meilleur ami, Friedrich Harding, et son épouse, Anna, meilleure amie de la jeune femme.
 

Ellen appréhende ce déplacement mais tout le monde met cela sur le compte de sa personnalité anxieuse depuis toujours. Pourtant, arrivé chez le compte, Thomas se rend compte que Orlock est un être inquiétant et haï par la population locale. L'acte de vente signé, Thomas tombe malade et ne peut repartir tout de suite. A Wisborg, Ellen subit elle aussi une fièvre qui la met en transe et qui oblige les Harding à consulter le docteur Wilhem Sievers.


Tandis que Thomas, à l'article de la mort dans le château labyrinthique d'Orlock, tente malgré tout de fuir et finit par se jeter dans la rivière qui coule tout proche, Sievers explique aux Harding que le cas d'Ellen l'inquiète au plus haut point, mais qu'il aimerait que son ancien professeur, Albin von Franz, l'examine. Toutefois, cet homme a été renvoyé de la faculté de médecine car il s'intéressait aux arts occultes et que ses méthodes créaient la polémique.


Von Franz se penche sur le cas de Ellen et son diagnostic est terrible : elle est possédée par une force maléfique dont l'ombre ne tarde pas à s'étendre sur Wisborg où arrive, par bateau, au terme d'une traversée cauchemardesque, le comte Orlock et que rallie Thomas...


Je n'ai jamais vu le premier Nosferatu de F.W. Murnau (1924), par contre je garde un souvenir impressionné de son remake par Werner Herzog (1979), notamment pour le compositions hallucinées (et hallucinantes) de Klaus Kinski dans le rôle titre et d'Isabelle Adjani. Il reste pour moi la version définitive du mythe revisité du Dracula de Bram Stoker avec le long métrage de Francis Coppola (1992).
 

Aussi ai-je entrepris de regarder Nosferatu de Robert Eggers un peu à reculons. Comment passer après deux films aussi magistraux ? Auparavant, de ce réalisateur, je n'avais vu que The Witch, et encore je n'avais pas réussi à aller jusqu'au bout car je m'étais ennuyé. Mais comme c'était ici son dream project, je décidai de lui laisser sa chance.


Je ne vais pas faire durer le plaisir : je suis resté sur ma faim. Je crois bien que Eggers est un peu trop surestimé à mes yeux, un de ces cinéastes à qui la critique adore tresser des louanges mais qui, moi, me laisse froid. En comparaison, j'attend davantage, et surtout avec plus de confiance, Frankenstein de Guillermo del Toro, autre relecture d'un classique de la littérature fantastique.

Le problème que j'ai avec Nosferatu de Eggers, c'est qu'il est à la fois excessivement lent, échoue à créer quelque envoûtement et manque d'un point de vue. Quand on s'attelle à un remake, surtout d'une histoire qui a connu deux chefs d'oeuvre d'adaptation, il faut mieux y aller en ayant en tête une idée, une vision qui puissent épater le spectateur. Sinon, à quoi bon ?

Ici, le récit se déploie de manière bien trop classique, ne réserve absolument aucune surprise, n'apporte rien de plus. Herzog, par exemple, faisait de Nosferatu, une créature pathétique et mélancolique à la fois affreuse et poignante. Ici, c'est un monstre qu'on voit à peine, le plus souvent filmé dans la pénombre et qui, une fois qu'il est montré plus franchement, n'a rien de fascinant.

Nosferatu de Eggers tient plus du zombie, du cadavre en décomposition, que du vampire ensorcelant. Avec sa grosse voix, son maquillage épais et sa moustache, il est même parfois difficile de ne pas ricaner alors qu'il est censé nous terroriser. Le peu d'interaction qu'il a avec Ellen et l'absence quasi totale d'explication sur la raison pour laquelle il la cible sont encore plus accablantes.

Je vous passe la caractérisation misérable des Harding, et notamment de Friedrich, ici réduit à un rôle de futur veuf plus accablé que revanchard, ou le cabotinage avec lequel est traité Von Franz (l'équivalent de Van Elsing). Tout ça est plus ridicule qu'autre chose. Tout tombe à plat avec une application confondante, comme si Eggers lui-même n'y croyait pas.

Le cinéaste a expliqué que le tournage avait été compliqué à cause notamment d'une main d'oeuvre avec laquelle il a connu une communication contrariée, dans des conditions météos dantesques. Mais le film n'a même pas ce charme des oeuvres malades, à la conception difficile, et qui lui confère une aura spéciale, un avenir culte.

Alors que le scénario (écrit par Eggers) se traîne pendant les deux tiers, on assiste à une accélération dans la dernière partie, mais c'est trop tard et le dénouement manque singulièrement d'intensité. On est vraiment très loin de Herzog et Coppola. La mise en scène elle-même n'a aucune ampleur, tout est noyé dans un brouillard opaque en guise d'ambiance - c'est peu.

Reste l'interprétation. Willem Dafoe est en roue libre dans un rôle trop évident. Nicholas Hoult semble bloqué sur une note. Aaron Taylor-Johnson est transparent. Emma Corrin est sous-exploité. Ralph Ineson éclipsé (par le numéro de cirque de Dafoe). Quand à Bill Skarsgard, son Nosferatu manque singulièrement de charisme, plombé par un maquillage épouvantable.

La seule à pouvoir être sauvée dans ce gâchis, c'est bien Lily-Rose Depp, car elle se donne littéralement à fond. Totalement habitée par son personnage, elle se livre dans les scènes de possession à des fulgurances impressionnantes (paraît-il exécutées sans trucage, elle doit avoir un bon chiropracteur !). Son allure de sylphide, sa silhouette frêle, sa pâleur extrême, et en même temps cette lueur de vice dans le regard sont ce que le film aurait pu/dû être.

Bref, une occasion manquée. Un plantage en règle.