samedi 4 octobre 2025

VOTEZ McKAY ! (Michael Ritchie, 1972)


Après la défection du candidat Démocrate dans la course à l'élection sénatoriale de Californie, Marvin Lucas, consultant politique, doit lui trouver un remplaçant pour affronter le sortant Républicain, Crocker Jarmon, en poste depuis 18 ans et toujours aussi populaire. Il se tourne du côté d'un ami qu'il a eu à l'université, l'avocat Bill McKay, dont le charisme peut faire l'affaire, même s'il est brouillé avec son père, John J. McKay, ancien gouverneur de l'Etat.


Bill accepte le marché que lui propose Marvin : il pourra faire campagne en disant ce qu'il veut puisque Jarmon est imbattable. Séduit à l'idée de répandre ses valeurs, il se lance donc dans la course et est investi sans problème par le parti Démocrate où il s'est inscrit entre temps. Toutefois son enthousiasme est douché quand les derniers sondages parus le donnent non seulement battu mais écrasé. Le parti s'y attendait mais refuse d'être humilié et Bill doit modérer son discours pour plaire davantage.


Bill, flanqué d'un cabinet de campagne que dirige Marvin, sillonne l'Etat mais son message, au début radical et sincère, devient de plus en plus aseptisé. Il tourne des clips dans lequel ses idéaux sont morcelés. Pourtant l'opinion change positivement à son sujet. Il lui faudrait à présent se réconcilier avec son père dont l'influence est encore grande et dont l'absence à ses côtés passe pour un soutien implicite à Jarmon...


The Candidate (en vo) était le film préféré de Robert Redford dans toute sa filmographie. Sans doute parce qu'il a pu y exprimer ses convictions politiques tout en racontant lucidement comment le système politique aboutit à faire en sorte qu'un homme ne doit pas dire ce qu'il pense mais dire ce que les électeurs veulent entendre pour lui confier des responsabilités.


De ce point de vue, le marketing du film, lors de sa sortie, illustrait de façon presque méta textuelle cette manipulation de l'opinion puisque Votez McKay ! (en vf) fut vendu comme une comédie satirique et que l'affiche montrait d'ailleurs le héros, Bill McKay, en train de faire une bulle avec un chewing gum comme si tout ça n'était pas très sérieux.


Au début du film, McKay nous est présenté comme un homme immédiatement séduisant, pas seulement physiquement, mais moralement : il est avocat mais à l'aide juridique, il défend donc des gens sans moyens et priorise la justice à la loi. C'est aussi un bon mari, qui vit avec une très belle femme qui le soutient absolument, et entouré d'une équipe de fidèles.


Si on fait alors un saut dans le temps, Bill McKay est le Robert Redford de la série Watchmen de Damon Lindelof (2019) dans lequel il était devenu le 39ème Président des Etats-Unis, modèle de probité dans un monde bien déréglé, au point qu'il en était déjà à son quatrième mandat d'affilée. Lindelof avait d'ailleurs demandé son approbation à l'acteur (qui l'a lui avait donné, mais avait refusé d'apparaître dans un épisode).

Revenons en 1972 (même si on ne va pas quitter pour autant l'époque actuelle). Le film a été conçu dans l'urgence : Redford voulait absolument le sortir avant les élections présidentielles de 1972 dont Richard Nixon, candidat Républicain, était l'archi-favori pour un second mandat. Troublant quand on sait que Redford jouera ensuite Bob Woodward dans Les Hommes du Président, récit de la chute de Nixon suite au scandale du Watergate.

Jeremy Larner, le scénariste, fut rédacteur de discours et écrivit le script en trois mois, avec l'aide de Robert Towne (même s'il n'est pas crédité au générique). Il connaissait donc parfaitement son sujet, tout le réalisateur Michael Ritchie qui venait du documentaire et avait couvert les élections présidentielles de 1968.

A eux deux, ils ont su retranscrire l'espèce d'hystérie que représente une campagne électorale. Souvent les dialogues se chevauchent, la caméra est très mobile, on se croirait presque dans un reportage, avec des figurants qui n'étaient pas des comédiens professionnels mais des anonymes présents sur les décors extérieurs où avait lieu le tournage.

Même quand le film se concentre sur les réunions, avec le casting "normal", il conserve cette véracité et cette fièvre. Tout va très vite, c'est un tourbillon. Et quand ça se calme, ce qui est décrit, montré, n'est pas forcément flatteur, même avec un héros Démocrate et intègre comme Bill McKay. La communication, déjà en 72, prend une place prépondérante, aux dépens des convictions et de la sincérité.

Ainsi, donc, on passe d'un candidat choisi pour perdre en beauté à un prétendant sérieux à la victoire, mais au prix de compromis incessants, de sollicitations permanentes, de frustrations croissantes, et de résignation quasi-complète. Il est même suggéré que McKay entretient une liaison avec une de ses supportrices, qui lui glisse à plusieurs reprises un mot à l'oreille et dont il prend soin que cela reste discret.

L'impact est aussi considérable dans le couple McKay : sa femme, Nancy, est prête à lui apporter toute l'aide nécessaire, mais quand elle accepte de poser pour un magazine en croyant lui faire plaisir et qu'il rentre chez eux en trouvant une équipe de reporters dans leur salon, il annule tout et rappelle à l'ordre son épouse sur ce spectacle, avant de s'excuser de l'avoir fait pleurer.

Le personnage du père McKay est aussi fort bien caractérisé : ex-gouverneur encore influent, il est brouillé avec son fils qui ne veut pas être accusé d'être pistonné et dont on devine qu'il ne partage pas les opinions de son paternel. Mais quand l'absence sur la photo de ce géniteur gênant suggère qu'il soutient le rival Républicain, alors Bill cède et lui demande de le rejoindre.

Marvin est très finement établi dans l'histoire : initialement il recrute Bill pour perdre, croyant que Jarmon est imbattable. En laissant Bill dire ce qu'il veut durant sa campagne, il espère juste déstabiliser le Républicain. Bill, autrement dit, ne prêche que pour des convaincus, des acquis à sa cause. Mais son discours commence à prendre, surtout dans la classe populaire (déjà négligée, avant d'être abandonnée par les Démocrates).

Voyant que son candidat peut peut-être créer la sensation, Marvin reprend les choses en main et polisse les propos de Bill, afin d'élargir son socle. C'est alors que tout s'emballe. Il ne s'agit plus de perdre, mais bien faire perdre des voix à Jarmon, puis de gagner contre lui. On peut juger que McKay se laisse un peu trop facilement faire, lui qu'on a d'abord introduit comme un libre penseur...

Et puis, lors d'un débat entre McKay et Jarmon, au terme duquel ils n'ont fait qu'effleurer les sujets, sous les yeux ravis de leurs conseillers respectifs, Bill doit conclure en une minute de libre expression. A ce moment, las ou irrité, il sort des clous, du scénario qu'on lui a écrit, et redit tout ce qu'il pense et a tu. Les conseillers voient rouge. Pourtant, c'est le tournant de sa campagne, où il renoue avec lui-même et convainc les électeurs qu'il peut être l'homme du changement.

Bill McKay n'est pas une pure invention : Larner et Ritchie se sont inspirés du sénateur John V. Tunney et de Jerry Brown, des outsiders comme lui, mais qui ont su forcer le destin, et qui se distinguaient par leur honnêteté. Tout en composant avec les règles du système médiatique, en se pliant aux consignes, mais sans aller jusqu'à sacrifier leurs idéaux. A la lumière de ce qu'est devenue la politique actuelle, aussi bien aux Etats-Unis que chez nous, ça fait forcément réfléchir...

Robert Redford joue moins qu'il n'incarne Bill McKay, on sent qu'il défend ce personnage tout en voulant montrer sans ambiguïtés comment un politicien se faire élire. Peter Boyle est également remarquable en conseiller opportuniste. Karen Carlson en impose par sa classe en femme de. Don Porter fait de Crocker Jarmon l'archétype de l'apparatchik. Melvyn Douglas est savoureux en père embarrassant.

On remarquera, le temps d'une scène, Natalie Wood, dans son propre rôle, qui joue les groupies de McKay. Redford et elle étaient très amis et avaient joué ensemble dans Propriété Interdite (Sydney Pollack, 1966).

Votez McKay ! est étonnamment d'actualité. Rien, ou si peu (et pas en bien), n'a changé. Mais le film est nuancé, intelligent, tout autant que trépidant. 

JSA #12 (Jeff Lemire / Diego Olortegui)


C'est l'heure de vérité pour la JSA : la Société d'Injustice a ouvert un portail interdimensionnel pour que des démons accèdent à notre Terre. Il semble trop tard pour renverser la situation, à moins que des renforts n'arrivent, que Ted Grant prodigue quelques ultimes conseils précieux contre l'ennemi à Kid Eternity et que Dr. Fate récupère son casque...


C'est l'exercice que j'aime le moins : critiquer le dernier épisode d'un arc narratif. Comment faire sans spoiler ? Et d'ailleurs spoiler est-il si grave quand on se doute bien que les méchants vont être corrigés et que les héros vont triompher ? C'est la règle des comics super héroïques, n'est-ce pas ? Et Jeff Lemire n'est pas du genre à bousculer les conventions.
 

Pourtant ce qui risque bien d'en frustrer plus d'un à la lecture de de douzième épisode de JSA, qui marque la fin du premier arc de la relance du titre, c'est bien à quel point le dénouement semble pour le moins expédié. Pour un peu, on aurait envie de dire : "tout ça pour ça !". On se retient tout juste car, malgré tout, la lecture est restée agréable, mais bon sang, on aurait aimé que ce soit plus épique comme épilogue.


Un final comme celui-ci aurait mérité le double de pages au moins pour que la majorité des personnages impliqués depuis le début puisse briller, qu'il y ait de vrais affrontements entre certains adversaires emblématiques, que la menace de ces démons soit plus spectaculaire, dévastatrice... Mais Lemire s'en est tenu aux vingt pages traditionnelles et nous laisse sur notre faim.


Je l'ai souvent dit au cours de ces douze derniers mois à lire JSA, mais, à mon humble avis, Lemire a tout simplement péché par excès de personnages. Et le pire, c'est qu'il en rajoute encore dans ce chapitre, sans en faire rien d'autre que des figurants. J'aimerai qu'à l'avenir il se contienne et qu'il signe des histoires à la fois moins longues et surtout moins peuplées.

Vous allez me répondre que c'est une Société de super héros, pas une simple équipe. Et j'abonderai dans votre sens. De ce strict point de vue, JSA par Lemire est infiniment plus abouti que Justice League Unlimited parce que le concept même de la JSA, c'est justement cette Société de héros, vétérans et nouvelles recrues, sans oublier la classe intermédiaire.

Là où la JLU brasse beaucoup de personnages sans en faire grand-chose d'autre qu'un grand rassemblement de héros, la JSA est une sorte de grande famille avec les grands-parents, les parents, les enfants, les oncles, les tantes, les neveux et nièces, et cela donne à la série des liens plus chaleureux, une dynamique plus simple et complexe à la fois - en bref : une âme.

Cela, Lemire l'a à la fois compris, intégré et mis en scène. Mais je trouve qu'il ait tombé un peu dans la même impasse que Geoff Johns à la fin de son deuxième volume, avec un nombre si important de membres que certains (pour ne pas dire la plupart) manquent de caractérisation et surtout d'espace pour exister.

L'intrigue, elle, est parvenue à créer des difficultés en assez grand nombre pour occuper tout ce monde, mais parfois on a eu certains personnages dont on restait sans nouvelles depuis des mois et vers lesquels Lemire revenait comme s'il se rendait compte qu'il fallait quand même s'en occuper, pas toujours très subtilement.

Relancer une série par une saga pareille était ambitieux, mais peut-être un peu trop, et je pense que des lecteurs ont lâché l'affaire entre temps ou attendu que l'histoire soit complète pour relire l'ensemble d'une traite. Quelle que soit la stratégie choisie, difficile en tout cas de ne pas trouver la fin trop rapide et par conséquent de penser que des péripéties et des personnages auraient pu être écartés pour produire un dénouement plus satisfaisant.

Diego Olortegui a tenu bon la barre sur l'ensemble de la série (et ses fill-in artists ont tous été excellents). Sur les deux derniers épisodes, il a répondu présent et produit des planches très efficaces à défaut d'être grandioses. Toutefois je me garderai d'être sévère avec lui car j'ai conscience des efforts qu'exige de dessiner un team book, surtout comme JSA, et il s'en sort mieux que bien à ce niveau.

Deux réflexions pour conclure : d'abord, la suite sera plus modeste, avec un arc situé dans le passé, aux origines de la JSA et ça n'est pas pour me déplaire ; ensuite sans doute qu'en réduisant la voilure Lemire pourra s'appuyer sur un artiste à la fois et non sur un défilé de dessinateurs, certes très bons mais dont les styles varient trop pour donner une unité visuelle à la série.

Malgré donc des défauts évidents, JSA réussit un beau retour, grâce à un auteur investi et ambitieux, et des collaborateurs généreux dans l'effort. Ce serait vraiment bien que Urban Comics traduise ça, même si, évidemment, JSA manque de personnages moteurs par rapport à Justice League Unlimited et que, de manière générale, l'éditeur français semble avoir renoncé à tout proposer dans les nouveautés DC.

vendredi 3 octobre 2025

SHAMPOO (Hal Ashby, 1975)


4 Novembre 1968, Beverly Hills. Richard Nixon sera élu Président des Etats-Unis dans 24 heures, mais George Roundy, coiffeur à succès, a la tête ailleurs. Il couche avec Felicia, une des clientes du salon où il travaille, lorsque leurs ébats sont interrompus par un appel téléphonique de Jill, une autre des maîtresses du jeune homme, en panique car elle pense qu'un intrus s'est introduit chez elle. George part aussitôt la réconforter sans qu'elle sache d'où il vient, pensant être son unique amante.


La profession et le charme de George lui valent de collectionner ainsi les aventures mais, malgré ça, il est insatisfait car il aimerait monter sa propre affaire et les banques refusent de lui accorder un prêt. Felicia, pour l'avoir tout à elle, lui présente son mari, Lester, collecteur de fonds pour le Parti Républicain. Or il se trouve que Lester a aussi une maîtresse, Jackie, avec qui George a une liaison la plus sérieuse de son existence.


Le soir des résultats de l'élection, Lester demande à George d'escorter Jackie et le voilà qui se retrouve dans la même pièce que Felicia mais aussi Jill, venue en compagnie d'un cinéaste, Johnny Pope, qui veut la faire tourner dans son prochain film. Lors de cette nuit-là, George va devoir ménager ses trois maîtresses, choisir celle qu'il aime vraiment, sans être certain d'éviter le pire...


Hal Ashby était un cinéaste qui a débuté comme monteur (on lui doit le montage, virtuose, de L'Affaire Thomas Crow, de Norman Jewison, 1968, avec ces fameux split-screens). En 1971, son second opus, Harold et Maude, connaît un succès mondial. Deux ans plus tard, rebelote avec La Dernière Corvée. Et en 75 donc, il signe le coup du chapeau avec Shampoo.


Mais Shampoo n'est pas un projet qu'il initie : c'est Warren Beatty, alors au firmament de sa gloire, au moins autant pour ses films que pour ses innombrables conquêtes féminines, qui lui propose de réaliser le script qu'il a co-écrit avec Robert Towne (l'auteur de Chinatown, de Roman Polanski, 1974). Ashby y lit, à juste titre, un autoportrait parodique de la star.


En effet, George Roundy, c'est Beatty, un queutard invétéré, en quête de respectabilité mais qui est incapable de contenir son appétit pour les femmes. Comme il l'explique lui-même à Lester (avec la femme et la fille duquel il couche), quand il voit une belle fille, cela illumine sa journée, et il ne peut littéralement pas s'empêcher d'avoir envie de lui faire l'amour.


Mais George est comme aveuglé par toutes les femmes qu'il croise : ses clientes au salon de coiffure lui tournent la tête, même quand il marche dans la rue il ne peut s'empêcher de regarder les passantes. Et, ce faisant, le monde pour lui se cantonne à cela - c'est l'équivalent de L'Homme qui aimait les femmes, mais tourné deux ans avant le film de François Truffaut. Et plus encore : c'est l'homme qui voulait baiser toutes les femmes. Avec amour.

Quand Shampoo démarre, on est à la veille de la première élection de Nixon, en 1968, mais cela George ne le considère même pas. Ashby établit pourtant une comparaison sibylline entre son héros et le futur nouveau locataire de la Maison-Blanche alors : tous deux sont des menteurs, des manipulateurs, et tous deux connaîtront l'échec, la disgrâce. 

Mais alors d'où vient que Shampoo ne convainc pas vraiment ? En fait Ashby avait certainement en tête un film différent de celui de Beatty : pour ce dernier, il s'agissait presque d'une confession sur ce qu'on pensait qu'il était et ce qu'il était effectivement, tandis que pour le cinéaste, c'était certes ça aussi, mais surtout le moyen de dresser un parallèle entre la vie d'un obsédé du sexe et d'un obsédé du pouvoir (Nixon).

Ce qui est troublant, c'est que Ashby comme Beatty étaient des partisans du Parti Démocrate, ils haïssaient Nixon, et furent même proches des socialistes, voire des communistes. Mais ils n'ont pas su se répondre au moment de collaborer. Beatty voulait un divertissement cruel. Ashby une satire sociale. Et tout ce qui manque au film se situe dans ce fossé entre ces deux ambitions.

Ainsi Shampoo n'est jamais aussi drôle qu'on l'espère, jamais aussi méchant qu'on peut s'y attendre, jamais aussi métaphorique que nécessaire. La seule fois où le film est sur le point d'atteindre son pic, c'est à la toute fin, dans une scène pathétique et poignante à la fois, où George se rend compte qu'il a complètement raté le coche avec la seule femme qu'il aimait vraiment.

Ce n'est pas mauvais cependant, et il y a des moments épatants, notamment quand George, lors de la soirée des résultats de l'élection, découvre que toutes ses plus fidèles maîtresses sont au même endroit et qu'elles comprennent qu'elles se le partagent. Mais là encore, ça se résume à une sorte de vaudeville. Et quand Lester, à son tour, saisit la situation, sa réaction est curieusement indulgente.

Il y a des films comme ça qui ont tout sur le papier pour être de vraies pépites, mais qui restent trop à la surface des choses pour vraiment vous embarquer, vous faire rire aux éclats, vous émouvoir. Le personnage de George est au fond un homme-enfant trop perdu dans ses désirs pour anticiper ses échecs et ne pas blesser celles qu'il aime.

Jill est comme sa petite soeur, Jackie comme la femme qui pourrait l'équilibrer, Felicia comme une mère, Lorna (la fille de Felicia) comme la gamine qu'il débarrasse de sa virginité et soulage de sa jalousie envers sa mère. Et on sent bien que ce sont elles qui intéressent le plus Ashby, elles qui ont le plus de profondeur, de vérité.

Warren Beatty est un acteur tout à fait singulier : il n'est pas extraordinaire mais sa sincérité et son absence de cynisme font qu'on croit à ce qu'il joue. Goldie Hawn (Jill) est absolument craquante. Julie Christie (Jackie - elle était la compagne de Beatty à l'époque) est magnifique. Lee Grant (Felicia) est superbe. Et Carrie Fisher (Lorna) est tout à fait sidérante. Quant à Jack Warden, il campe l'arroseur arrosé avec brio.

Il manque un je-ne-sais-quoi à Shampoo mais en même temps c'est aussi ce qui lui fait défaut qui le rend mémorable et si spécial. Comme beaucoup de films de cette époque.

JUSTICE LEAGUE : THE OMEGA ACT SPECIAL #1 (of 1) (Joshua Williamson / Yasmine Putri, Cian Tormey)


Superman a convoqué tous les héros dans la tour de guet de la Justice League. A l'écart du groupe se tiennent Booster Gold, récemment sauvé par Superman, et le Time Trapper : ce dernier estime qu'il est déjà trop tard pour vaincre la Légion de Darkseid et sauver le futur. Pour en persuader Booster Gold mais aussi Flash, il les emmène jusqu'au 853ème siècle où les derniers héros ont été vaincus... 


Encore un récit en forme de prologue pour l'event DC K.O. : la démarche peut interroger vu que, entre les séries Justice League Unlimited, Superman, les one-shot DC All-In Special et Justice League : Dark Tomorrow, on ne peut pas dire qu'on n'a pas été préparé. Alors cet Omega Act Special ne serait-il pas le n° de trop ? Ou y trouve-t-on de nouveaux indices intéressants ?


On notera le retour aux commandes de Joshua Williamson, l'architecte en chef du DCU, et l'absence totale de références à Justice League : Dark Tomorrow et donc au sort des héros prisonniers avec le mystérieux Legend du continuum espace-temps. Mais l'essentiel ici n'est donc pas là : la priorité est donnée, une énième fois, au Time Trapper, véritable pivot des intrigues menant à DC K.O..


Avant d'aller plus loin, est-il nécessaire de préciser que si vous n'avez pas suivi les derniers rebondissements survenus dans Superman et Justice League Unlimited, vous serez complètement largué par ce qui se joue ici, dans cet Omega Act. Permettez donc que j'affranchisse ceux qui ignorent ce qui s'est passé récemment.


Le Time Trapper (qui n'est autre qu'une version issu du futur de Doomsday) a tenté à plusieurs reprises de prévenir Superman et la JLU d'une menace imminente liée à Darkseid, que tout le monde croit mort, mais qui, depuis sa disparition, a laissé une faille dans le multivers brouillant le cours du temps (le brisant même).


Problème : Superman est peu enclin à faire confiance à celui qui l'a autrefois tué. Néanmoins, avec l'aide de Superboy-Prime, il a été sauvé Booster Gold, envoyé enquêter sur cette faille créée suite à la mort de Darkseid et qui n'était pas revenu de sa mission car il avait été capturé par la Légion de Darkseid, une version corrompue par l'ancien maître d'Apokolips de l'équipe du XXXIème siècle.

En tentant d'échapper à cette Légion maléfique, le Time Trapper, gravement blessé, a surgi dans la tour de guet de la Justice League pour les prévenir du danger et être soigné. Superman et Booster Gold y revenaient à leur tour pour confirmer les dires du Time Trapper. Mais donc la méfiance est de mise : peut-on croire ce que raconte le Time Trapper ? Seul Booster Gold, depuis toujours peu estimé de ses confrères, peut l'assurer.

Williamson répète beaucoup de choses qu'on sait déjà quand on a lu ce que je viens de vous résumer. Oui, le Time Trapper dit la vérité. Oui, la menace est réelle et de grande ampleur. Non, il n'est pas certain que la JLU puisse éviter le pire... C'est quand même très redondant et ce n'est pas le périple de Booster Gold, Flash et du Time Trapper au 853ème siècle qui apporte quoi ce que ce soit de neuf.

Les planches de Yasmine Putri, supplée sur deux doubles pages par Cian Tormey, sont néanmoins très belles et ne manquent ni d'énergie ni d'élégance, quoique qu'elles se distinguent souvent par leur absence totale de décors (c'est bien pratique de situer l'action dans une sorte de néant temporel...). Disons que ça fait le job, même si ça ne montre là aussi rien d'original, rien d'inédit.

En revanche, c'est quand le récit bifurque dans le lointain passé qu'il parvient à intriguer davantage. En effet Williamson situe quelque scènes avant la destruction de Krypton où il met en scène Lara Lor Van (la future mère de Kal-El/Superman, alors qu'elle est encore archiviste) et Ursa (future amante du général Zod).

Les deux jeunes femmes explorent des ruines kryptoniennes et découvrent dans leur sous-sol une porte marqué du signe oméga (renvoyant donc à l'énergie du même nom, donc à Darkseid - mais cela, elles l'ignorent) et une tablette mentionnant une "arme ultime", ou plus exactement un "champion ultime". Elles ne comprennent pas ce que tout ça signifie sauf que ça a l'air sérieux et là depuis longtemps.

Williamson établit donc un lien entre Krypton et Darkseid, ce qui, à ma connaissance, est une nouveauté. Est-ce qu'il existe aussi un lien entre Darkseid, l'énergie oméga et la destruction de Krypton ? Cela en tout cas remonte à très loin puisque Lara et Ursa sont encore des jeunes femmes dans ces flashbacks et que Krypton n'est pas menacée d'extinction.

Ce qui est certain, c'est que DC K.O., comme l'avait annoncé Scott Snyder, qui écrira l'event, est une histoire au centre de laquelle est Superman (comme Metal avec Batman et Death Metal avec Wonder Woman). Superman sera-t-il ce "champion ultime", le futur King Omega ? Tout porte à croire que c'est lui qui défiera Darkseid en tout cas. A moins que Snyder ne nous réserve une surprise.

Le souci que j'ai, c'est que, entre les héros égarés de Dark Tomorrow, l'omniprésence et l'ambiguïté du Time Trapper, le retour de Darkseid, sa Légion, Booster Gold, le "champion ultime", le Roi Oméga, ça en fait des éléments à gérer pour un event qui ne fera que quatre (ou cinq ?) épisodes. Evidemment, il y aura des tie-in, mais bon, j'ai cru comprendre qu'ils serviraient surtout à développer les combats du tournoi de DC K.O..

A moins que... Tout ne soit pas résolu au terme de DC K.O.. Ou que DC K.O. aboutisse au changement radical d'un personnage important (imaginons par exemple que Superman devenu le Roi Oméga devienne un personnage très différent, peut-être corrompu). DC et ses auteurs auront en tout cas fait monter la sauce. Espérons qu'elle sera digeste.

jeudi 2 octobre 2025

LA BONNE FORTUNE (Mike Nichols, 1975)


Années 1920. Nicky Wilson est l'amant de Frederick "Freddie" Quintess, l'héritière d'une compagnie de serviettes hygiéniques, dont il convoite la fortune. Mais en instance de divorce, il ne peut l'épouser et convainc donc son partenaire, Oscar Dix, de contracter un mariage blanc afin de pouvoir quitter l'Etat sans contrevenir à la loi Mann qui interdit de passer la frontière pour entraîner une femme dans des relations immorales (c'est-à-dire de la prostitution). Oscar est en délicatesse avec la justice après une affaire de détournement de fonds et il est pressé de partir de loin pour éviter la prison.


Le trio s'envole pour la Californie où il s'installe dans un bungalow appartenant à un lot de résidences. Les chamailleries incessantes entre Nicky et Oscar, qui entend bien profiter des privilèges de son statut de conjoint légal (c'est-à-dire pouvoir consommer son union avec Freddie), inspirent à la jeune femme de faire don de sa fortune à des oeuvres de charité. Affolés, les deux hommes décident de se débarrasser d'elles pour faire fortune plus rapidement.


Mais pour que la police ne les soupçonne pas de meurtre, ils élaborent un plan qui fera passer ça pour un suicide. A la fête d'anniversaire de Freddie, après un copieux repas au restaurant, ils la saoulent jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. Puis ils tentent de la noyer dans la fontaine de la résidence mais la propriétaire la trouve et les avertit. Il faut trouver un autre endroit où faire disparaître le corps, ce qui ne va pas sans poser d'autres problèmes tout au long de la nuit...


The Fortune (en vo) porte bien mal son nom car c'est comme tout s'était ligué contre ce film. Mike Nichols avait bien besoin pourtant d'un succès commercial après le bide du Jour du Dauphin, mais ni les critiques ni le public n'aimèrent cette comédie loufoque, qui sonna le chant du cygne des longs métrages situés dans les années 20 après des hits comme Bonnie & Clyde, La Barbe à Papa, L'Arnaque...
 

Nichols avait dans l'idée de renouer avec Jack Nicholson quatre après Ce Plaisir qu'on dit charnel. Comme l'acteur était un grand ami de Warren Beatty, il le convainquit de le suivre sur ce projet. Nicholson pistonna Carole Eastman, qui avait écrit Cinq Pièces Faciles (Bob Rafelson, 1970), et celle-ci soumit le scénario de La Bonne Fortune (en vf).
 

C'est alors que les ennuis commencèrent car le script d'Eastman, signé sous le pseudonyme d'Adrien Joyce, comptait 240 pages ! On avait là assez de matière pour un film de plus de 3 heures ! Pour le rôle féminin, Nichols envisagea Bette Midler qui ignorait tout de sa filmographie et refusa d'être dirigé par un "inconnu"...


Conscient que le scénario ne pourrait être produit en l'état et désireux de souligner les aspects les plus burlesques de l'intrigue, Nichols le remania en coupant à la hache tout ce qui dépassait selon lui. Apprenant cela, Eastman piqua une colère monstre et chercha du soutien du côté de Nicholson qui préféra s'en remettre à la raison, c'est-à-dire à son réalisateur, appuyé en cela par Beatty.

Midler hors jeu, le cinéaste décida de confier le premier rôle féminin à une inconnue : Stockard Channing, qui n'avait à son crédit qu'une mention au générique de Up in the Sandbox d'Irvin Kershner (1972). Un sacré challenge pour cette débutante que de donner la réplique à deux stars comme Beatty et Nicholson, qui plus est réputé pour être des fêtards incorrigibles.

Le résultat est pourtant très enthousiasmant : le film est très drôle, très rythmé (88' au compteur qui passe sans qu'on ait le temps de regarder sa montre), et l'intrigue est une farce irrésistible. L'aventure de ces deux gredins et de cette héritière qui semble refuser de mourir alors qu'elle est dans le cirage est riche de scènes à l'humour très enlevé.

Nichols semble s'amuser autant que ses deux stars et leur jeune partenaire. Leurs personnages sont certes affreux mais merveilleusement croqués. Nicky est un filou affreusement susceptible et jaloux qui ne supporte absolument pas Oscar, constamment ahuri et parfaitement stupide, même s'il a bien conscience qu'il joue un rôle crucial dans cette magouille.

Il y a du vaudeville dans ce film et c'est assumé : quand Oscar a raison des réticences de Freddie à coucher avec lui et que la propriétaire de la résidence où ils habitent, constamment occupée à arroser on en sait quoi (puisque le climat aride de la Californie l'empêche d'avoir un jardin), les surprend en plein ébat, cela devient encore plus croustillant quand Nicky rentre à la maison et prend la place d'Oscar dans le lit pour, à son tour, honorer Freddie...

... Jusqu'à ce qu'il découvre une boîte de préservatifs dans les draps et comprenne que quelqu'un est passé là avant lui ! Plus tard, les affres des deux lascars pour se débarrasser du corps de Freddie virent au grand n'importe quoi et je me demande comment on peut ne pas rire aux éclats devant les difficultés qu'ils doivent surmonter.

Le dénouement est tout aussi savoureux, réussissant à exposer Nicky et Oscar à leur culpabilité tout en les épargnant aux yeux de la loi grâce à... Freddie, décidément increvable. Alors pourquoi - pourquoi ça n'a pas fonctionné ? 

Comme je le dis plus haut, pendant quelques années, suite au succès de plusieurs films sur les années folles, les studios ont exploité le filon mais, sans doute, La Bonne Fortune est arrivé trop tard. Le public s'est lassé. Et puis, malgré ses qualités, le long métrage de Nichols n'a pas la même classe que La Barbe à Papa (Peter Bogdanovich, 1973) ou L'Arnaque (George Roy Hill, 1973).

Il mérite cependant d'être redécouvert et même réhabilité. Ne serait-ce que pour son fameux trio d'acteurs : Warren Beatty est excellent, et Stockard Channing est extraordinaire. Pour Jack Nicholson, on est encore un cran au-dessus tant il est hilarant, même s'il n'a jamais voulu reparler de cette expérience par la suite.

En effet, le tournage ne lui laissa pas de bons souvenirs puisqu'il apprit la mort de Cass Elliot, une de chanteuses du groupe The Mamas and the Papas, dont il était un ami proche. Mais aussi, surtout, parce qu'à cette même période, il allait découvrir que celle qu'il pensait être sa soeur était sa mère et que la femme qui l'avait élevé était en réalité sa grand-mère !

Comme je l'écrivais plus haut, rien ne fut épargné à The Fortune. Et Mike Nichols en paya le prix : il ne revient derrière une caméra que huit ans (!) plus tard, pour Le Mystère Silkwood, grâce auquel il renoua avec le succès critique et commercial.

mercredi 1 octobre 2025

CE PLAISIR QU'ON DIT CHARNEL (Mike Nichols, 1971)


1946. Sandy, étudiant en médecine, et Jonathan, étudiant en droit, partagent une chambre dans la cité universitaire de l'Armhest College. Tous deux sont obsédés à l'idée de perdre leur virginité mais si Sandy veut une femme belle et intelligente, Jonathan désire surtout une fille sexy et docile. Sandy rencontre à une soirée Susan et ils se fréquentent ensuite. Ce que Sandy dit d'elle intrigue tellement Jonathan qu'il s'emploie à faire sa connaissance puis à la séduire jusqu'à coucher avec elle...
 

1961. Sandy s'est marié avec Susan tandis que Jonathan est conseiller fiscal et multiplie les aventures. Il rencontre Bobbie, très belle mais superficielle, qu'il convainc de quitter son job pour être femme au foyer. Mais leur relation, surtout basée sur leurs rapports sexuels, se détériore. Sandy ne comprend pas l'attitude de son ami mais voit son couple péricliter également. Il prend Cindy comme maîtresse, dont l'attitude autoritaire excite Jonathan...


1970. Jonathan montre un diaporama à Sandy et sa nouvelle petite amie, Jennifer, âgée de 18 ans - il a divorcé de Susan comme son ami a divorcé de Bobbie. Les clichés qui défilent montrent toutes les filles avec qui Jonathan a eu des relations. Plus tard Sandy explique à Jonathan que Jennifer le comble et lui fait redécouvrir les plaisirs de la vie. Jonathan préfère finir la soirée chez Louise, une prostituée...


A sa sortie en 1971, Carnal Knowledge (en vo) fit scandale. Trois plus tard, il était pourtant encore à l'affiche, suscitant toujours la même curiosité auprès du public. Mais dans l'Etat de Géorgie, un exploitant de cinéma fut traîné devant la justice par des ligues de vertu trouvant le film obscène. La Cour Suprême fut saisie et trancha en faveur de l'exploitant. Le film fut aussi, un temps, interdit en Italie et condamné par l'Eglise Catholique.


Que reste-t-il de ce parfum de soufre 54 ans après ? Hé bien, j'ai été surpris, revoyant Ce Plaisir qu'on dit Charnel (en vf), de constater à quel point le film avait conservé sa force, sa puissance, sa profondeur. Et je suis même certain que le portrait qui est dressé de ses deux héros reste d'actualité, que les hommes de 2025 ne sont pas si différents que Sandy et Jonathan.


Initialement, Jules Feiffer, le scénariste, avait écrit cette histoire pour en faire une pièce de théâtre, mais le journaliste-caricaturiste ne parvint pas à convaincre un metteur en scène et des financiers de concrétiser le projet. Il l'adapta donc pour le cinéma et le script arriva sur le bureau de Mike Nichols, toujours auréolé du succès du Lauréat (1967) malgré l'échec de Catch-22 (en 1970).


Alors qu'une nouvelle décennie débutait, le cinéma hollywoodien osait aborder des questions de société que le code Hayes (dictant ce qui était moral ou non de montrer sur un écran) venait de disparaître (en 1966). Mais personne ne pouvait s'attendre à une approche aussi directe, frontale, crue que dans Ce Plaisir qu'on dit charnel.

N'allez pas vous méprendre : il ne s'agit pas d'un film pornographique ou même sexy. Le sexe n'est jamais filmé, tout est suggéré. Par contre, pour reprendre une formule à la mode aujourd'hui, la parole est libérée et on ne parle que de sexe : comment le pratiquer, l'obtenir, comment en jouir, etc. Et de ce point de vue, le propos est sans détour.

Tout commence donc dans l'immédiat après-guerre avec deux étudiants encore vierges mais qui comptent bien ne pas le rester. Lors d'une soirée, ils repèrent une jolie fille et Jonathan encourage son ami Sandy à l'aborder. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Susan, aussi belle que cérébrale et rétive à l'idée de se donner à un homme.

Pour Sandy, qui ne fait qu'échanger de prudes baisers avec elle, c'est la compagne idéale, celle qui lit en lui, qui l'élève. Pour Jonathan, cette créature prude est un aimant : lui qui ne désire que des femmes avec de gros seins de préférence et ne croit déjà pas en l'amour se met à la désirer comme on convoite quelque chose d'inaccessible.
 
Susan cédera aux avances de Jonathan qui représente pour elle le danger, la virilité agressive, tout l'inverse du timide et précautionneux Sandy. Pourtant quand elle devra choisir, sous la pression de Jonathan, avec lequel elle veut rester, elle préférera la raison aux sentiments, la prudence à la passion. Jonathan verra dans ce choix la confirmation de sa haine des femmes.

On retrouve les deux amis dans les années 60. Ils ont tous les deux réussi professionnellement, mais mènent des vies opposées : Sandy a épousé Susan (sans jamais avoir su qu'elle avait couché avec Jonathan), Jonathan se plaint de n'avoir "baisé" que douze filles en un an - souvent des "casse-couilles". Pourtant il trouve, croit-il, bientôt la femme idéale en la personne de Bobbie, pulpeuse et sans jugeotte.

Si le spectateur ne s'est pas déjà fait un avis négatif sur Jonathan, il va être servi devant sa muflerie envers Bobbie. Qui n'est pas qu'une bimbo mais devient la victime d'un épouvantable macho, qui l'a convaincue de quitter son travail pour s'occuper de lui puis lui reprocher de ne faire que ça ! Sandy est atterré par ce comportement, tout en admettant que si Bobbie lui plait, c'est aussi d'abord pour son physique.

Entre les deux amis va se dresser Cindy, un peu plus âgée qu'eux, qui est la maîtresse Sandy. Il la décrit comme une femme qui aime tout diriger (y compris au lit), ce qui l'étouffe, mais excite Jonathan, lassé de la passivité de Bobbie. Pourtant aussi bien l'un que l'autre vont se faire rembarrer par elle, qui veut bien deux amants mais seulement quand elle le décide, sur rendez-vous.

Enfin, le dernier acte se déroule au début des 70's. Jonathan a divorcé comme Sandy mais il vit seul tandis que son ami est désormais accompagné d'une hippie de 18 ans qui lui donne l'impression de rajeunir... La messe est dite : les deux hommes ont achevé leur course de manière aussi pathétique qu'ils l'avaient entamée.

La cruauté avec laquelle Feiffer et Nichols dépeignent Sandy et Jonathan n'a d'égal que leur lent et inexorable déclin. C'est comme si leurs propos sexistes, misogynes les rattrapaient et que la facture tombait : elle est salée. Sandy est passé du jeune homme timorée à l'adulte suffisant puis au type à la ramasse. Jonathan s'est enlisé dans sa haine des femmes - qui est aussi la haine de lui-même.

Cela signifie-t-il que, comme cela fut dit à l'époque, le film est lui-même sexiste et misogyne ? Ce serait une erreur d'interprétation totale. On peut raconter l'histoire d'hommes misogynes et sexistes sans être un auteur du même acabit. Et d'ailleurs en examinant les personnages féminins, on se rend surtout compte qu'elles comprennent mieux les hommes qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.

Susan est une fille très intelligente qui se laisse aller mais se ressaisit et comprend sûrement dans quelle direction toxique elle se serait engagée avec Jonathan. Bobbie est tout une simple belle plante, c'est une fille vulnérable et touchante. Cindy est la plus lucide et cassante du lot, son expérience et son autorité lui évitent de tomber dans les pièges de ses devancières. Quant à la jeune Jennifer, elle considère avec un mépris terrible car silencieux Jonathan et semble déjà gênée que Sandy soit l'ami de ce pauvre type.

Cela donne quatre rôles féminins bien plus nuancés et intelligents que la paire que forment Sandy et Jonathan. Ces deux-là ont commencé leur vie d'homme en pensant avec leur bite et ils n'ont jamais vraiment évolué. Leur réussite sociale dissimule à peine leurs maladresses, ou leur côté odieux. Et quand le film se termine, ils sont aussi misérables l'un que l'autre.

Mais moins que de la méchanceté, c'est plutôt de la tristesse qui transpire du script et de la réalisation. Jules Feiffer voit ses héros comme des hommes déjà dépassés en 1946 : ils suintent d'arrogance. En 1961, ils sont blasés. En 1970, ils sont grillés. Et Mike Nichols les filme comme des losers, deux gars intelligents mais pas assez pour faire l'effort de comprendre le sexe opposé, sa complexité, sa complémentarité.

Sandy et Jonathan sont consumés par leur désir et leur désir restera à jamais inassouvi parce que l'autre, la femme, demeure un continent trop vaste, trop mystérieux, trop inquiétant. Ils se croient aventuriers, entreprenants. Ils sont juste aveuglés par leur appétit sexuel, leur faim de chair. Dès qu'il s'agit d'apprécier les sentiments, l'un les appréhende comme une énigme, l'autre comme un devoir. Dans les deux cas, comme quelque chose d'ennuyeux, de problématique, à esquiver, à éviter.

Nichols capte tout cela avec toujours une légère distance qui rend les scènes encore plus crues, encore plus cruelles. C'est un exemple de cinéma "objectif", comme disait Fritz Lang. Et cela contrebalance le texte plus directe de Feiffer, nuance son aspect théâtral originel. Et ensemble, les deux auteurs accèdent à quelque chose d'universel, d'intemporel. Mais de violent. De terrible.

Pour servir ce projet, le casting est essentiel. Candice Bergen est cette espèce de vierge de glace incarnée. Ann-Margret semble presque jouer son propre rôle, fantasme des 60's en qui les hommes ne voient que ça. Cynthia O'Neal n'a que deux scènes mais elle emporte tout sur son passage. Et le rôle muet de Carol Kane est absolument dévastateur : en quelques regards, elle démolit les mâles.

Art Garfunkel, ce merveilleux chanteur, était aussi un excellent comédien et il a trouvé avec Sandy le rôle de sa vie, à la fois lisse, suffisant et pathétique. Jack Nicholson est impérial en mec immonde, il insuffle à tout le film un côté "feel bad" absolument fascinant.

C'est donc bien à un chef d'oeuvre qu'on a affaire ici. Et ça ne risque pas de changer de sitôt, même depuis #MeToo et les délires des néo-féministes qui veulent déconstruire les hommes sans comprendre visiblement que ce n'est pas ça qui réglera le problème entre les deux sexes.

mardi 30 septembre 2025

CRIMINAL, TOME 6 : LE DERNIER DES INNOCENTS (Ed Brubaker / Sean Phillips)


1982. Riley Richards a tout pour lui : Felicity, sa femme qui est sublime ; un poste de vice-président dans la compagnie de son beau-père et donc le salaire conséquent qui va avec ; et des amis chaleureux. Il a bien quelques dettes de jeu mais il promet à Teeg Lawless, chargé de s'assurer qu'il s'en acquitte, de payer très vite. Toutefois, son présent comporte quelques nuages : Felicity le trompe avec un ami d'enfance, Teddy Markam, qu'il a toujours détesté ; et son père se meurt d'un cancer.


C'est pour cette dernière raison que Rileu revient à Brookview, patelin où il a passé son enfance et son adolescence mais où il n'a plus mis les pieds depuis cinq ans. Il renoue avec ses deux meilleurs potes, Lizzie Gordon, son flirt de jeunesse, et Vladimir "Déglingue" Deghinski, qui fête ses douze premiers mois d'abstinence. Après avoir passé la soirée avec eux, le lendemain, il apprend que son père est mort. Felicity le rejoint pour les obsèques et Riley réfléchit...


... Qu'aurait été sa vie s'il était resté proche de Brookview, s'il n'avait pas épousé une femme certes superbe mais infidèle, s'il était en couple avec Lizzie, s'il n'avait pas laissé tomber "Déglingue" ? Riley en conclut vite qu'il serait sans doute plus heureux, mènerait une vie plus simple et moins stressante. Alors une idée s'impose à lui : il va éliminer Felicity pour redémarrer de zéro !


Ce sixième tome de Criminal est, disons-le tout de suite, un chef d'oeuvre (à une réserve près, mais j'y reviens plus loin...). Certes l'histoire n'est pas longue, juste quatre épisodes, mais Ed Brubaker a commis le crime parfait. C'est maîtrisé de bout en bout, jouissif, amoral, intense, sordide. C'est aussi un excellent exercice de style pour Sean Phillips.


C'est aussi, comme ça le sera pour de futures histoires de la série, un récit davantage déconnecté du corpus de Criminal. On croise à deux reprises Teeg Lawless, mais très brièvement, et, à ma connaissance, on n'a plus revu aucun des personnages principaux du Dernier des Innocents depuis dans un autre scénario de Brubaker. Quasiment un hors-série donc.

Mais en se détachant de ce qu'il a mis en place pour n'en conserver que le concept (c'est-à-dire une intrigue criminelle), Brubaker se lance clairement un défi : est-ce que Criminal peut exister sans son folklore habituel, ses endroits familiers, ses héros, ses seconds rôles ? La réponse est oui. Et le résultat est épatant.

Riley Richards est un type qui a tout, donc tout pour être heureux : une femme magnifique, de l'argent, des amis. Pourtant il n'est pas (il n'est plus) heureux. Il a des raisons pour ça : son épouse le trompe (et ce n'est pas un soupçon, il l'a vue au lit avec son amant, qui plus est un type qu'exècre Riley). Et son père est en train de mourir d'un cancer.

En revenant là où il a grandi, dans un de ces patelins comme il en existe tant partout, Riley ne fait pas que renouer avec de vieilles connaissances, il fait une sorte de pèlerinage. Un voyage mémoriel. Et comme souvent dans ces cas-là, il se rend compte qu'il a idéalisé son passé. Car à Brookview, c'était l'âge de l'innocence, le temps de l'insouciance. Mais pas tant que ça.

C'est là qu'il a connu Felicity, une fille de bonne famille, dont le père fera de lui le vice-président de sa compagnie. Mais son coeut balançait entre la brune Felicity et la rousse Lizzie, plus sage, plus pure. Et puis il y avait "Déglingue", le cancre de la classe, le boute-en-train, qui s'empiffrait de milk-shakes jusqu'à la nausée, mais avec qui il rigolait, faisait les 400 coups.

A Brokview, il y a eu aussi une affaire criminelle sinistre, celle du "maniaque de Brooview", qui tuait des femmes à coup de pique à glace, et qui n'a jamais été arrêté... Donc qui court toujours peut-être, même se ses crimes ont cessé. Et c'est en y repensant que Riley va concevoir son plan pour se débarrasser de Felicity en s'inspirant du maniaque et en se forgeant un alibi solide.

En dire plus serait... Criminel. Mais Brubaker nous ferait presque adhérer au projet infâme de son héros. En tout cas, il a concocté un meurtre à la fois simple et efficace, qui vous accroche du début à la fin. Et une des astuces qu'il a utilisée pour cela tient de l'exercice de style génial mais exigeant pour son partenaire Sean Phillips.

En effet, comme vous pouvez le voir sur les planches qui illustrent cette critique, Phillips a changé son style. Ce n'est pas entièrement dessiné comme cela, mais le procédé est très malin et un brin pervers. Quand il était gamin, Brubaker, comme Riley, était fan de comics dans le style de Archie, qui a été adapté en série sur Netflix sous le titre Riverdale.

Mais à l'origine, les Archie comics étaient dessinés dans un style naïf, assez proche en fait de Tintin. Archie Andrews était un lycéen, ami de Jughead Jones, et qui en pinçait à la fois pour la blonde et innocente Betty Cooper et la brune piquante Veronica Lodge. Archie, ici, c'est Riley ; Betty c'est Lizzie, Veronica c'est Felicity, et Jughead c'est "Déglingue".

Pour figurer les souvenirs à la fois idéalisés et crus de Riley, toutes les pages qui les évoquent sont dessinées dans le style des Archie comics. Phillips réussit parfaitement à singer le trait, le découpage, les décors, et Val Staples accomplit des prodiges à la colorisation. "La vie de Riley" (= Life with Archie) est un pastiche extraordinaire.

Mais là où c'est proprement génial, c'est que si Riley revoit son passé de cette manière, il s'en souvient de façon réaliste, lucide. Donc ça donne une version de Archie plus salée, où Felicity et Riley ont des rapports sexuels, où on se pelote à l'arrière d'une voiture cabriolet, où on fume des joints en cachette, où on mate les voisins qui s'engueulent ou la jolie voisine qui s'effeuille, où on surprend un assassin...

L'effet est vertigineux, un peu comme un vieux comic book des 50's qui serait passé entre les ciseaux de la censure, une BD innocente en apparence mais très crue en vérité.... Le seul problème, la seule réserve, comme je disais plus haut, c'est que si Phillips parvient magistralement à refaire du Archie, il semble y avoir laissé beaucoup de son énergie.

Car, quand il illustre les passages au présent dans son style habituel, réaliste et sombre, j'ai trouvé son trait nettement plus bâclé que d'habitude, ses personnages moins soignés, les décors plus expédiés. Il a toujours travaillé très vite, et il est probable qu'il ait signé ces planches en même temps qu'il réalisait un autre comic book, mais tout de même, ce n'est pas au niveau qu'on lui connait.

Toutefois, et je tiens à le souligner, ça n'impacte que peu le plaisir de cette lecture. C'est même sûrement le récit Criminal le plus étonnant, le plus percutant depuis Putain de nuit ! (tome 4). Un petit classique qui en appelle d'autres... Cette histoire clôt la deuxième Intégrale parue chez Delcourt en beauté (couverture ci-dessous).