mercredi 19 novembre 2025

UN CERVEAU D'UN MILLIARD DE DOLLARS (Ken Russell, 1967)


Harry Palmer a quitté le MI-5 pour devenir détective privé à Londres. Un soir, il reçoit un appel téléphonique et au bout du fil une voix robotisée le sollicite pour aller retirer un colis dans la consigne d'une gare et l'apporter à Helsinki. Avant de partir en Finlande, Palmer passe le colis (un thermos) aux rayons X et découvre qu'il contient trois oeufs. Sur place, il est accueilli par Anya qui le conduit jusqu'à Leo Newbigen, une vieille connaissance.


Palmer ne fait confiance à aucun des deux mais fait semblant de vouloir collaborer et ils conviennent de se revoir le lendemain. Entre temps, Palmer est enlevé par le colonel Ross, son ancien supérieur, qui le contraint à reprendre sur service sous ses ordres pour récupérer les oeufs qui contiennent un virus dérobé dans un centre de recherches britannique. Lorsqu'il retrouve Leo comme convenu, Palmer découvre qu'il prend ses ordres d'un ordinateur et se voit confier la mission de tuer Anya. Mais Leo ne peut s'y résoudre car il l'aime.


Ayant menti à l'ordinateur sur le fait que la mission a été exécutée, Leo confie à Palmer une autre mission : gagner la Lettonie pour rencontrer des rebelles du régime soviétique. Après avoir traversé la frontière et manqué d'être exécuté par lesdits rebelles qui s'attendaient à voir arriver Leo, Palmer est arrêté et livré au colonel Stok, qu'il avait connu à Berlin. Ce dernier évoque une conspiration contre le bloc communiste et demande à l'espion anglais de lui communiquer des informations quand il en aura à ce sujet...


Le troisième film consacré aux aventures de Harry Palmer après Ipcress : Danger Immédiat et Mes Funérailles à Berlin est aussi le dernier de cette époque. Par la suite, le personnage reviendra dans deux autres opus (Bullet in Beijing, 1995 ; et Midnight in Saint Petersburg, 1997), tous deux produits pour la télé britannique.


Il faut savoir que Harry Saltzman voyait grand avec l'adaptation des romans de Len Deighton : pas moins de onze films étaient prévus, mais l'auteur savait qu'il faudrait que les scénaristes imaginent des histoires originales puisque lui n'avait écrit que quatre ouvrages. Mais le projet de Saltzman a sombré avec ce troisième opus où le producteur semble s'être emmêlé les pinceaux.


Rappelons que Saltzman était aussi un des producteurs des films James Bond et il avait financé les films Harry Palmer comme une sorte d'alternative, sinon plus réaliste, en tout cas plus distanciée, plus terre-à-terre. Le héros était défini comme l'anti 007, un espion malgré lui en quelque sorte, harassé par la paperasse, travaillant avec détachement, dans des décors tout sauf exotiques, etc.


Mais après Ipcress... où il avait fini par interdire l'accès à la salle de montage à Sidney J. Furie et après Mes Funérailles... où il avait fait appel, comble de l'ironie, à Guy Hamilton, le réalisateur de Goldfinger, Saltzman a tenté un pari impossible : renouer avec un cinéaste styliste et financer une super production. Autant dire un mariage contre nature, et même une sorte de trahison.

Car, dans Billion Dollar Brain (en vo), Harry Palmer est comme découpé en deux : son corps est dans un film de James Bond mais son esprit est resté dans ses deux aventures précédentes. Cette fois, l'adaptation du roman de Deighton a été confiée à John McGrath et visiblement, il avait reçu pour consigne de lâcher les chevaux.

Mais ça ne fonctionne pas - ou plutôt : ça ne fonctionne plus. Tout ce qui faisait le charme et l'intérêt des films avec Harry Palmer est ici noyé dans une intrigue sans queue ni tête, grandiloquente, où la singularité du héros est dévorée. La leçon à méditer ici, c'est qu'un film de genre doit justement s'en tenir au genre auquel il appartient.

Si vous respectez cet aspect, alors le spectateur ne sera pas déçu. Il pourra trouver ça mieux, moins bien ou aussi bon que ce qui a précédé dans la franchise, mais au moins il aura l'essentiel. Dès que vous pervertissez cette donnée, vous êtes dans le commentaire méta ou la parodie, et forcément vous exposez le public à un produit abâtardi qui lui déplaira parce que ce n'est pas pour ça qu'il a payé sa place.

Je ne dis pas qu'il faut se priver de commentaire méta ou de parodie, mais alors il ne faut pas que ce soit une suite à deux films ayant établi un univers codifié. Par exemple, quand vous regardez Casino Royale de 1967, vous êtes dans une parodie de Ian Fleming. Quand vous regardez Casino Royale de 2006, vous êtes dans une adaptation de Fleming. Mais en aucun cas, le film de 67 ne peut prétendre être canonique, appartenir à la franchise 007.

C'est ce même genre de sentiment qu'on a en regardant Un Cerveau d'un milliard de dollars (en vf) : Saltzman a voulu projeter Harry Palmer dans une aventure taillée pour James Bond, avec de l'action tous azimuts, du grand spectacle, une intrigue incompréhensible mais négligeable, de la séduction facile, un méchant grotesque aux mobiles encore plus débiles, un traître pathétique.

Pourtant, dans son premier acte, ce n'est pas désagréable car on reste dans les fondamentaux des deux films précédents : Helsinki, son climat glacial, un colis mystérieux à livrer, même la reconversion de Palmer en détective privé, ça passe. Et puis arrive la scène qui suscite la méfiance (légitime) pour la suite, quand Newbigen introduit Palmer dans cette salle avec l'ordinateur qui donne des ordres.

Là, on glisse doucement mais sûrement dans du folklore bondien des 60's, c'est amusant mais plus du tout réaliste. Le deuxième acte nous balade beaucoup et l'intrigue s'effiloche entre le Finlande, la Lettonie, le Texas. Et c'est au Texas, quand le troisième acte se déploie qu'on sombre dans le WTF le plus total, avec un milliardaire qui veut détruire le communisme et planifie une invasion tout en voulant empoisonner l'Armée rouge !

L'ancre du film, c'est Palmer : il est reste tel qu'en lui-même, observant tout ça avec une sorte d'amusement las. Lui seul semble mesurer le grand n'importe quoi que l'histoire (ou ce qui en tient lieu) raconte. Il se méfie de tout le monde, n'a pas peur du texan mégalo, et rentre à Londres à la fin pour une dénouement savoureusement moqueur. Mais quel gâchis d'avoir entraîné un tel personnage dans ce bazar !

Ken Russell était donc le pari tenté par Saltzman pour redonner une touche arty à sa saga. Sauf qu'il n'avait pas bien jaugé l'énergumène : Russell était un fou furieux, passionné d'opéra, dont le cinéma est comme sous le coup d'une intense fièvre délirante (il suffit de lister quelques-uns de ses films pour s'en assurer : Malher, Tommy, Les Diables, etc).

Le réalisateur ne sera pas heureux de cette expérience : toute l'équipe technique, aux ordres du producteur, résistait à ses directives, et lui aussi, comme Furie, fut écarté du montage final. Pourtant, comme Furie, mais un peu moins quand même, le résultat conserve des éclats de son style, parfois ampoulé mais en tout cas moins pépère que celui de Hamilton.

C'est Michael Caine, impressionné par les longs métrages de Russell, qui avait insisté pour qu'on lui confie ce nouvel opus et il admettra que c'était une mauvaise idée car tout le monde le prenait pour un dément. Caine est impeccable, il a l'immense mérite de ne pas avoir laisser Saltzman et McGrath faire de Harry Palmer un super espion mais toujours cet électron libre désenchanté et sarcastique.

Karl Malden campe un traître qu'il joue en cabotinant atrocement, mais c'est plutôt marrant ici. On retrouve le truculent Oscar Homolka, vu dans Mes Funérailles à Berlin, dans l'uniforme de Stok. Guy Doleman est bien sûr présent dans le rôle de Ross. Et Ed Begley est en surchaufffe permanente dans celui de Midwinter.

Mais le vrai plus du film, même si c'est un bonus triste, c'est la présence de Françoise Dorléac dans le rôle d'Anya. Elle est absolument magnifique, avec cette mélancolie gracieuse qui n'appartenait qu'à elle. C'est triste car ce sera son dernier film, elle mourra cinq mois après la fin du tournage, le 26 Juin 1967, dans un accident de la route. N'ayant pu se doubler en vf (et en vo sur les prises de son les moins bonnes), ce n'est donc pas sa voix qu'on entend.

La musique de Richard Rodney Bennett est excellente. Et le générique d'ouverture du film est signé du grand Maurice Binder (qui a beaucoup oeuvré sur les James Bond).

Fin de partie (provisoire) donc gâchée, même si quelque fulgurances de Russell, et Michael Caine et Françoise Dorléac restent mémorables.

mardi 18 novembre 2025

MES FUNERAILLES A BERLIN (Guy Hamilton, 1966)


L'agent secret britannique Harry Palmer est envoyé à Berlin-Ouest par son supérieur, le colonel Ross, pour y préparer l'exfiltration du colonel Stok, un officier des renseignements russes qui veut changer de camp en échange d'informations. Sur place, Palmer retrouve son ami Johnny Vulkan, qui dirige la branche berlinoise du renseignement britannique depuis que Ross l'a placé là. Puis il rencontre Stok en passant dans Berlin-Est : l'officier soviétique lui est sympathique mais il exige qu'un certain Kreutzman, réputé pour organiser des évasions, se charge de la sienne.


De retour à Berlin-Ouest, Palmer passe la soirée avec Vulkan et rencontre une mannequin, Samantah Steel, qui lui propose de partager son taxi car ils se rendent compte qu'ils sont logés dans le même hôtel. Une fois arrivés, elle l'invite dans sa chambre pour boire un verre et ils finissent au lit. Le lendemain matin, Palmer charge un cambrioleur de fouiller la chambre de la jeune femme dont il trouve l'attitude directe suspecte. Pendant ce temps, il rencontre Kreutzman et négocie avec lui le prix de l'exfiltration de Stok ainsi que la remise de documents pour passer le checkpoint.


Dans sa chambre d'hôtel, Palmer reçoit du cambrioleur les renseignements dont il avait besoin : Samantha possède un coffre qu'il a forcé et dans lequel se trouvait plusieurs passeports. Ross arrive à Berlin-Ouest accompagné de Hallan, qui fournit les documents demandés par Kreutzman pour exfiltrer Stok. Le transfert sera fait grâce à un corbillard et l'officier soviétique sera dans le cercueil. L'opération se déroule parfaitement sauf que lorsque le cercueil est ouvert, c'est le cadavre de Kreutzman qui s'y trouve !


Réalisé un an tout juste après Ipcress : Danger Immédiat, Funeral in Berlin (en vo) est le deuxième film consacré à Harry Palmer. Harry Saltzman développe donc une franchise parallèle à James Bond, dont il est aussi un des producteurs, mais dans une veine tout à fait différente, avec un anti-héros en tous points à l'opposé de 007, et des intrigues plus terre-à-terre.
 

Dit comme ça, on se croirait en vérité dans une histoire de John Le Carré, mais Len Deighton n'a pas été un espion comme son confrère romancier et il ne prétend pas au même réalisme quasi-documentaire. Harry Palmer est le chaînon intermédiaire entre le personnage de Ian Fleming et ceux de Le Carré. C'est cette nuance qui fait tout le prix de ses histoires.


Cependant, on notera immédiatement que Mes Funérailles à Berlin (en vf) se distingue très nettement de Ipcress : Danger Immédiat. Exit Sidney J. Furie et ses fulgurances visuelles qui transcendaient le matériau de base - d'ailleurs il fut exclus de la salle de montage de son film, mais sans que cela ne diminue son empreinte.


Cette fois, Saltzman fait appel, ô ironie, au réalisateur Guy Hamilton, qui avait été aux commandes Goldfinger, le troisième volet de James Bond (et d'autres ensuite). La différence est nette dès le début : adieu les cadrages zinzins de Furie, et même la photo de Otto Heller, toujours présent, est bien moins flamboyante. La facture est beaucoup plus classique, même si Hamilton semble parfois adresser quelques clins d'oeil à son prédécesseur (avec l'usage de plans en contre-plongée).

Le scénario est cette fois adapté par Evan Jones et bien qu'un an seulement sépare Mes Funérailles à Berlin de Ipcress : Danger Immédiat, le personnage de Harry Palmer est aussi altéré. Dans le premier film, on suivait un héros qui n'était pas franchement un espion (qui n'avait pas envie de l'être), une sorte de dilettante insolent. Cette fois, il remplit sa mission avec plus d'application.

Heureusement il a conservé ce brin de malice et de désobéissance qui font son charme, tout comme ses lunettes à montures noires épaisses, et cette distinction toute british. Il est moins maltraité physiquement aussi. Ce qui le caractérise profondément de toute façon, c'est son minimalisme : tout glisse sur lui, il est impénétrable en présence d'autrui, mais sourit quand il se sait à l'abri des regards. Au fond, tout cela l'amuse, mais à la manière de quelqu'un pour qui tout ça est pathétique.

Sa mission consiste à arranger le passage à l'Ouest d'un officier russe. Le film a d'ailleurs été, chose rare, tourné sur les lieux même de l'action (sauf évidemment pour la partie Est de Berlin). Les décors ont été soigneusement triés pour souligner le contraste entre les deux parties de la ville, d'un côté la RFA, ses beaux hôtels, ses night clubs, ses voitures racées ; de l'autre la RDA, sa grisaille, ses rues sales, son architecture triste.

Mais en vérité l'intrigue révèle progressivement ses strates : il est question d'agents du Mossad traquant un spoliateur de biens juifs durant le seconde guerre mondiale, tout le monde joue un rôle (double, voire triple). Il y a des règlements de comptes dans l'air et Palmer est dans un véritable panier de crabes. Comme la narration épouse son point de vue, le spectateur découvre ces manoeuvres en même temps que lui.

Hamilton aurait pu s'appuyer sur un script solide et dense, avec un rythme efficace, mais il s'est autorisé à improviser, notamment en poussant les acteurs à changer leurs répliques en fonction des situations qu'ils devaient jouer. Et s'il s'est permis ça, c'est parce qu'il fut lui-même agent des renseignements britanniques durant la guerre et qu'il estimait que les personnages ne pouvaient pas dire leur texte par coeur alors qu'ils ignoraient ce qui pouvait leur arriver à tout instant.

Cela donne une fraîcheur, une spontanéité inattendues au film, dont la mise en scène est par ailleurs très sage donc. Et les acteurs en font leur miel. Michael Caine est évidemment plus que parfait, il tient son personnage magistralement et comme lui il a l'air de traverser le film avec une espèce d'indifférence exquise. Ses échanges avec Guy Doleman, qui reprend le rôle de Ross, sont un régal.

Mais, et c'est plus surprenant, la méthode employée par Hamilton semble avoir inspirer les autres comédiens avec des prestations plus intenses, comme l'excellent Paul Hubschmidt (Vulkan) et la superbe Eva Renzi (Samantha). Cette dernière avait remplacé au pied levé Anjanette Comer, malade, et elle a été doublée vocalement en post-production. Il paraît qu'elle était insupportable sur le plateau, mais il n'empêche qu'elle est impeccable à l'écran, sexy, élégante, trouble. 

John Barry a également quitté le navire, remplacé par Konrad Elfers, dont, c'est le moins qu'on puisse dire, est qu'il ne vaut pas son homologue anglais...

Dans l'ensemble donc, Mes Funérailles à Berlin est une très bonne suite. Dommage que la réalisation n'ait pas été plus audacieuse, mais sinon, rien à redire : c'est très divertissant, avec cette pointe de cynisme et de nonchalance qui font le sel de cette mini franchise alternative à Bond. A bientôt pour le troisième volet, Un Cerveau d'un milliard de dollars...

lundi 17 novembre 2025

UNE BATAILLE APRES L'AUTRE (Paul Thomas Anderson, 2025)


"Ghetto" Pat Calhoun et Perfidia Beverly Hills sont membres d'un groupe révolutionnaire d'extrême-gauche, les French 75. Ils organisent l'évasion d'un centre de rétention militaire de plusieurs dizaine de migrants mexicains, et au cours de l'opération Perfidia humilie sexuellement le responsable du site, le commandant Steven Lockjaw. Après ce coup d'éclat, Pat et Perfidia deviennent amants puis parents d'une fille prénommée Charlene tout en continuant leurs activités clandestines.


Lockjaw les observe sans intervenir d'abord, fasciné par Perfidia qu'il maudit autant qu'il la désire. Il la surprend en train de poser une bombe mais la laisse filer si elle le retrouve pour coucher avec lui dans un motel. Pat tente de fonder une famille et de convaincre Perfidia de se poser quelque temps mais elle préfère continuer le combat et elle est arrêtée. Pour éviter la prison, elle balance ses compagnons. Pat réussit à disparaître avec sa fille sous de fausses identités.
 

16 ans passent. Pat devenu Bob Ferguson élève seul Charlene devenue Willa, devenue une adolescente qui supporte de moins en moins de devoir vivre cachée. L'arrestation d'un membre encore actif des French 75 sonne le rappel des troupes. Deandra, une amie de Perfidia, exfiltre Willa et la conduit dans un couvent pour la mettre à l'abri tandis que Bob s'en remet à Michael St. Carlos pour se cacher d'abord et retrouver sa fille ensuite. Cependant, Lockjaw, qui doit intégrer un groupe de suprémacistes blancs influents, veut retrouver Willa de peur qu'on ne le prenne pour le père d'une métisse...


La raison pour laquelle, ces derniers temps, j'ai fait un peu de la spéléologie cinématographique en revenant aux années 60-70 pour l'essentiel, c'est, je m'en rends compte, parce que les films récents ne m'attiraient plus. Mon dernier grand plaisir fut sans doute Life of Chuck, cet opus inclassable. Mais les longs métrages actuels ne me manquaient plus, je n'avais pas le sentiment de louper grand-chose.
 

Les retours très positifs concernant One Battle after Another (en vo) m'ont quand même titillé. Pourtant je n'ai pas suivi la carrière de Paul Thomas Anderson depuis Boogie Nights (1997 quand même) et Magnolias (1999). Peut-être que je rattraperai en temps et en heure mais voilà, j'avais lâché l'affaire. Alors pourquoi y revenir ? Pourquoi ne pas encore laisser passer celui-là ?


Je l'ignore. Peut-être avais-je tout bêtement envie d'une pause dans mon exploration du cinéma passé ? En tout cas, je n'ai pas regretté ma curiosité. Des critiques n'ont pas hésité non seulement à affirmer que c'était le meilleur film de son auteur, mais que c'était aussi le film de l'année. Je me méfie généralement de ces déclarations. En même temps, comme tout le monde, j'ai envie de les vérifier.


Une Bataille après l'Autre (en vf) est librement inspiré du roman Vineland de Thomas Pynchon, dont Paul Thomas Anderson prévoyait de l'adapter et dont il a surtout conservé la relation père-fille au centre de son film. C'est heureux parce qu'en se détachant de l'oeuvre, il a investi son propre opus d'une énergie plus personnelle.

Le film démarre avec que, communément, aurait été le climax de n'importe quel film habituel : un raid sur un centre de rétention pour migrants, de nuit, par un groupuscule révolutionnaire contre des soldats chargés de la surveillance du site. C'est à peine si on nous présente les protagonistes, Anderson nous plonge dans le feu de l'action, sans sommation.

Et cette introduction, spectaculaire, généreuse, intense, électrique, est comme le diapason de tout son projet. A partir de là, tout défile pied au plancher, sans accorder de répit ni aux personnages ni au spectateur. On est obligé de suivre le mouvement et c'est ce qui rend le résultat si grisant, si irrésistible. La prouesse, c'est que le film dure 160' et il semble ne jamais devoir s'arrêter, encore moins freiner.

Le risque avec un tel parti pris, c'est que l'absorption des informations du scénario par le spectateur ne soit pas digeste et complète. Mais en réalité, l'intrigue est simple malgré sa complexité. Ce qui est complexe, ce sont les interactions entre les protagonistes. Mais ce qui est simple, c'est la manière dont Anderson les expose et les développe.

Il y a une traque qui dure tout du long et dont l'acteur principal est Lockjaw, un officier militaire implacable, raciste, teigneux. Il a été humilié par des activistes et leur chef et sa vengeance reste en éveil pendant seize ans. Mais le coeur de son histoire et de celle de ses cibles, c'est une affaire de paternité.

Lockjaw est-il le père de la fille de celle qui dirigeait le groupe révolutionnaire ayant attaqué son camp ? Ou est-ce le compagnon de l'époque de cette leader ? Et quid de cette jeune fille devenue ado, n'ayant jamais connu sa mère, mais élevée par un père aimant ? Ceci posé, le script s'ingénie à effacer les seconds rôles pour se concentrer sur ce trio - les deux pères potentiels, leur fille supposée.

Que dire sinon que c'est brillant ? Anderson profite de road trip éruptif dans le Sud des Etats-Unis pour radiographier l'Amérique contemporaine. Le roman de Pynchon démarrait dans les années 80 mais au fond, qu'importe l'époque : les mouvements activistes ont toujours existé, la répression étatique aussi, et si aujourd'hui Trump est le nouveau grand Satan, il est surtout l'héritier d'autres diables du passé.

L'intelligence d'Anderson, c'est glisser sur cette contemporanéité. Subrepticement, il filme des scènes qui révèlent des manipulations vicieuses mais crédibles, comme l'infiltration d'une manif par des policiers cagoulés pour provoquer un chaos justifiant une riposte violente. Ou encore un fantasme de club suprémaciste qui dirigerait l'Amérique depuis un sous-sol et qui n'accepte en son sein que des citoyens absolument purs.

Pourtant, il n'idéalise pas non plus les révolutionnaires. Parfois il saisit leur grotesque sens du secret avec des codes à retenir pour communiquer. Parfois aussi il capte des entraînements où on les voit tirer avec des mitraillettes, ce qui démontre que ce ne sont pas des libérateurs pacifistes mais des assassins en puissance ou en acte (quand ils font péter des bombes dans des bâtiments publics au mépris de la vie d'innocents).

En soulignant le flou idéologique des deux camps, le cinéaste peut mettre l'accent sur la véritable histoire de son film : celle d'une jeune fille tiraillé entre un père qui la considère comme une tâche sur sa réputation et ses ambitions et un autre qui veut à tout prix la retrouver et la protéger, qu'importe s'ils partagent le même ADN ou non.

Dans le dernier acte du film, pratiquement à la fin, on assiste à une course-poursuite extraordinaire où un tueur doit éliminer Lockjaw. Ce tueur est suivi par Bob qui pense que Lockjaw détient Willa. Puis le tueur prend ensuite Willa en chasse et Bob doit suivre le tueur. La route est droite mais en dos d'âne et la caméra cadre l'action de telle manière qu'à chaque sommet d'un dos d'âne, on ignore ce qui attend les conducteurs lors de la descente.

Le suspense est insoutenable, la scène est longue (plus de 8'), mais la trouvaille de ce décor, la façon de le filmer, le va-et-vient entre ces trois voitures qui se suivent, tout cela aboutit à un moment de cinéma jouissif, mais qui sert la narration. On est loin de Boogie Nights où Anderson imitait la caméra frénétiquement mobile de Scorsese juste pour épater la galerie. Ici, le fond et la forme s'épousent parfaitement.

Un film, si bien écrit et réalisé soit-il, a aussi besoin d'être incarné et, grâce au plus gros budget de sa carrière, le cinéaste a pu s'offrir un casting en or massif. Leonardo di Caprio s'appuie sur une interprétation plus fébrile que jamais mais cette fois dans le droit fil de l'action de son personnage. Sean Penn est impressionnant en militaire obsessionnel et vraiment brutal (un rôle prévu pour Joaquin Phoenix - Dieu merci, on y a échappé !).

Benicio del Toro (récupérant un rôle prévu pour Viggo Mortensen) est hilarant en sensei mexicain, d'un flegme à tout épreuve - son sens du timing comique et sa présence imposante m'ont fait penser à Lee Marvin. Teyana Taylor n'intervient que dans le premier acte mais bluffe par son charisme sauvage. Et enfin, il y a LA révélation 2025 : Chase Infiniti, véritable diamant brut, absolument renversante.

La musique signée Johnny Greenwood (de Radiohead) est également formidable.

Alors, oui, il est très possible que Une Bataille après l'Autre soit effectivement le film de l'année. Tout simplement, sans faire de grandes phrases, parce qu'on ne voit pas quel autre pourrait autant combler le spectateur, par son intelligence et son efficacité.

CHARLOTTE IMPERATRICE, TOME 1 à 4 (sur 4) (Fabien Nury / Matthieu Bonhomme)


TOME 1 : LA PRINCESSE ET L'ARCHIDUC 
(2018)

La Princesse Charlotte de Belgique est la fille du Roi Léopold 1er. A 16 ans, elle doit choisir celui qu'elle épousera entre le Roi Pierre V du Portugal et l'Archiduc Maximilien d'Autriche, frère de François-Joseph de Hasbourg. Contre toute attente, c'est le second qu'elle choisit et un mariage somptueux est organisé.


Mais François-Joseph méprise son frère cadet dont il n'apprécie pas les fréquentations, notamment avec Bombelles, un officier de l'armée avec qui il s'adonne à la débauche. Délaissée, Charlotte observe le conflit qui oppose les Hasbourg à Napoléon III et qui va pousser Maximilien a accepter une périlleuse mission pour sa famille : partir au Mexique pour en devenir l'Empereur avec le soutien de l'armée française pour mater la rébellion juariste...
 

TOME 2 : L'EMPIRE
(2020)

Maximilien et Charlotte partent donc pour le Mexique où il sont placés à la tête du pays par le Conseil Supérieur du gouvernement en place qui souhaite instaurer une monarchie pour remplacer le système fédéraliste défaillant. Maximilien est persuadé qu'il peut réussir et rêve d'un destin glorieux, éclipsant celui de son frère.


Plus réaliste, Charlotte constate la misère du peuple mexicain et notamment des indiens. Maximilien s'aliène le clergé, l'armée, les médias et la justice par ses réformes avant de visiter le pays - un prétexte pour retomber dans l'oisiveté et la décadence en compagnie de Bombelles. Charlotte prend alors les affaires en main, protégée par son aide de camp Félix Eloin, et devient une décideuse éclairée...


TOME 3 : ADIOS, CARLOTTA
(2023)

Pour diriger l'armée, la famille de Charlotte envoie au Mexique le colonel Alfred Van Der Smissen, dont le charme ne la laisse pas insensible. D'autant que Maximilien a contracté la siphyllis et qu'elle ne peut risquer de l'avoir à son tour sans ruiner ses chances d'avoir un enfant. Devenue trop populaire au goût de Bombelles, Charlotte est évincée au profit de son mari contre qui le clergé conspire.
 

La campagne militaire brutale menée par Van Der Smissen remobilise de plus belle les juaristes et Napoléon III décide alors de retirer ses troupes, condamnant de fait Charlotte et Maximilien. Elle décide alors de repartir en France plaider sa cause auprès de l'Empereur français, laissant derrière elle son époux à qui elle promet de faire vite...
 

TOME 1 : 60 ANS DE SOLITUDE
(2025)

Lâchée par Napoléon III qui refuse de revenir sur sa décision d'abandonner le Mexique, et enceinte de Van Der Smissen dont elle a fait son amant, Charlotte, accompagnée des ambassadeurs mexicains, le couple Almonte, demande une audition au Pape Pie IX. Désespérée, Charlotte effraie le Saint-Père qui la congédie.


Au même moment, Juarez reprend le contrôle de Mexico et fait fusiller Maximilien. Lorsqu'elle l'apprend, Charlotte s'effondre et perd le peu de raison qui lui reste. Elle s'enferme dans une chambre d'hôtel à Paris avec une servante, donne naissance à un fils. Son frère Philippe et Félix Eloin se charge de l'exfiltrer...

Il aura donc fallu 8 ans à Fabien Nury et Matthieu Bonhomme pour venir à bout de cette saga historique qui, si elle prend des libertés avec l'Histoire, retrace le destin tragique de Charlotte de Belgique. Ce genre de récit peut déplaire à ceux qui reprochent à la BD franco-belge d'exploiter trop souvent le passé pour alimenter ses publications, mais la singularité de cette intrigue, de son approche et l'ambition du résultat ne peuvent laisser indifférent.

Fabien Nury est un scénariste expérimenté mais qui, lorsqu'il donne des interviews, donne l'impression d'un homme en colère. Cela le motive à écrire sur des personnages que l'existence n'épargne pas et qui sont même volontiers des victimes d'un système qui les écrase, de circonstances qui les dépassent, d'un entourage qui les piège. Ce qui fait de Charlotte de Belgique une héroïne parfaite pour lui.

Le tome 1 l'introduit d'abord encore enfant alors que sa mère vient de trépasser et qu'elle refuse d'aller la voir sur son lit de mort. Mais déjà le poids des conventions s'impose et elle est obligée par son père à dire adieu à celle qui l'a mise au monde et la laisse seule dans un monde terrifiant, entourée par ses deux frères.

Puis, quelques années plus tard, à 16 ans, elle épouse Maximilien d'Autriche, bien que son frère Philippe, en enquêtant à son sujet, a découvert qu'il avait de mauvaises fréquentations. Maximilien est le cadet des Hasbourg, la puissante famille régente d'Autriche, et il est éclipsé par l'aura de son ainé, François-Joseph, qui s'emploie à le maîtriser en lui confiant des tâches subalternes.

En conflit ouvert avec Napoléon III, François-Joseph a toutefois un objectif commun avec la France : le Mexique. Ils désignent donc Maximilien pour s'en occuper avec l'assentiment des autorités locales qui veulent instituer une monarchie pour pallier à la défaillance du système fédéral et surtout mater la révolte menée par Benito Juarez, unifiant les peuples mexicain et indien contre les élites.

Dans le deuxième tome, Charlotte et Maximilien débarquent donc dans ce pays corrompu où la misère accable la société au profit du clergé, de la justice et des médias, vivant dans l'opulence. Le couple doit composer avec une armée française uniquement motivée par la solde. Mais Maximilien s'aliène les puissants avant de déserter son trône pour profiter des charmes de la province. Charlotte est de fait en première ligne et s'avère être une décideuse éclairée.

Troisième acte où sa popularité joue contre elle : non seulement les autorités n'apprécient pas d'être aux ordres d'une femme, mais surtout Maximilien, prévenu, revient prendre les commandes. A partir de là, entre le désengagement napoléonien, les mauvaises décisions du cadet des Hasbourg, la mobilisation juariste, la situation devient critique. 

Dernier chapitre : Charlotte repart en France essayer de faire changer d'avis Napoléon III puis solliciter l'aide du Pape. Mais la jeune femme, en proie à un délire de persécution, enceinte, mal conseillée, sombre lorsqu'elle apprend la mort de Maximilien, fusillé par Juarez. Elle finit sa vie seule, à l'écart du monde, mais survivant à tous ceux qu'elle avait croisés avant de périr dans l'oubli.

Il y a un vrai souffle dans l'écriture de Nury qui embrasse la reconstitution d'époque moins pour lui être absolument fidèle que pour souligner l'aspect pathétique du sort qui va s'acharner sur son héroïne. Pourtant, malgré les épreuves, il ne peut s'empêcher de saluer son panache, son avant-gardisme, son sens de la justice sociale, de ressentir de la compassion pour ses amours malheureuses.

S'il brosse donc un portrait tendre de Charlotte, en revanche l'auteur n'épargne aucun des hommes qui tournent autour d'elle comme des satellites. Félix Eloin est celui qui est le moins accablé par Nury, même si ses scrupules à un moment le perdront. Philippe de Belgique est également dépeint comme un frère attentionné.

Par contre, qu'il s'agisse de Maximilien, de Bombelles ou de Van Der Smissen, la charge est implacable. On a là un trio de bètise, de cynisme et de violence qui évince, méprise et abuse de Charlotte. Il est indéniable, que, malgré les licences littéraires de l'auteur,  ces individus ont précipité la jeune femme dans une détresse morale à l'origine de son déclin. Mais cela aura sans doute gagné à être traité avec plus de subtilité.

Le projet était initialement une trilogie mais a nécessité un tome supplémentaire parce que Matthieu Bonhomme s'est laissé déborder par le plaisir qu'il avait à illustrer cette fresque romanesque et cruelle. C'est néanmoins un signe de confiance en son partenaire de la part de Nury qui a dû lui laisser beaucoup de liberté pour mettre son script en images.

Si vous ajoutez à cela que, entre les tomes 2 et 3, trois ans se sont écoulés parce que Bonhomme s'est offert une respiration en écrivant et dessinant Wanted Lucky Luke (son deuxième one-shot consacré au poor lonesome cowboy), on comprend aisément pourquoi il a fallu 8 ans pour compléter cette mini-série. Toutefois, ramenez au nombre croissant de planches à chaque volume, c'est un rythme tout à fait convenable.

Bonhomme est certainement aujourd'hui le meilleur dessinateur français : formé au contact du grand Christian Rossi, fan de Morris, il a su agréger ces deux influences pour produire un dessin fouillé et une narration graphique virtuose. Il donne la pleine mesure de son talent dans ces quatre tomes où jamais il ne fléchit.

Qu'il s'agisse de représenter les cours fastueuses d'Europe ou le Mexique écrasé de chaleur, sa virtuosité pour ce genre d'environnements est impressionnante. Il est aussi incroyablement fort pour camper des personnages auxquels il donne vie sur ses pages avec expressivité, documentant ses images avec un soin méthodique, donnant corps à des scènes fournies en figuration.

Sa passion pour le western trouve une sorte de place insolite quand il s'agit d'animer les chapitres mexicains, avec notamment toute l'action qui se déroule hors des palais. Une scène dans le tome 2 où le convoi impérial traverse la sierra jusqu'à arriver de nuit dans un village éclairé par des flambeaux, sans qu'on sache s'il s'agit d'une embuscade ou d'une célébration, en est le meilleur exemple.

Bonhomme rend le moindre personnage mémorable : Maximilien et sa sottise grandiloquente, Bombelles et le vice dans son regard, Van Der Smissen et son charme ténébreux, Félix Eloin et sa bonté naturelle, la Comtesse de Zichy et ses airs conspirateurs, et surtout Charlotte, mélange étonnant de douceur candide et de détermination avant la descente aux enfers.

Difficile, malgré quelques longueurs, de ne pas être touché par cette jeune femme, ses mauvais choix, ses décisions remarquables aussi, le chagrin qui la rattrape, bref tout ce qui fait de Charlotte Impératrice une oeuvre puissante, intense, poignante, édifiante, par deux auteurs au sommet de leur art.

dimanche 16 novembre 2025

LE DOSSIER ANDERSON (Sidney Lumet, 1971)


Robert "Duke" Anderson est libéré après dix ans en prison. Il renoue avec Ingrid Everly, une call-girl qui vit dans un immeuble huppé de Manhattan que Duke pense immédiatement cambrioler d'un seul coup. Il s'adresse à Angelo, un patron de la mafia, pour financer l'opération et rassemble une équipe de 5 hommes : Tommy Haskins, le "Kid", Edward Spencer, "Pop", et "Socks" Barelli, que lui impose Angelo, un psychopathe qui embarrasse la pègre et qui devra être éliminé durant le casse.


Ce qu'ignore Duke, c'est que lui et ses hommes sont surveillés par divers espions : tout d'abord il y a Werner, un client jaloux de Ingrid, puis le FBI (qui enquête sur Spencer et des activistes noirs), puis l'IRS (qui enquête sur les finances d'Angelo), puis le BNDD (qui enquête sur un trafic de drogue dans le quartier). Aucun de ces personnages ne sait que les autres ont les yeux braqués sur l'immeuble. Pour être sûr qu'il y aura le moins de résidents possibles lors du cambriolage, Duke prévoit d'opérer le week-end de la Fête du Travail.


Avant de passer à l'action, Werner fait chanter Anderson : il veut l'exclusivité auprès d'Ingrid sinon il le dénonce à la police. Ingrid préfère quitter Anderson et partir le week-end avec Werner. Déguisés en employés de la société de déménagement Mayflower, les voleurs coupent le téléphone et l'alarme, ligotent et bâillonnent le concierge, rassemblent ceux qui sont restés dans leur appartement dans celui occupé par deux vieilles dames et commencent leur casse...


La filmographie de Sidney Lumet est si fournie qu'immanquablement il y a du très bon et du beaucoup moins bon à l'intérieur. The Anderson Tapes (en vo) fait partie de la première catégorie : c'est un big heist movie comme on en a beaucoup vu certes, mais très bien ficelé, et qui s'inscrit en prime dans la tendance paranoïaque du cinéma des années 70, bien qu'il précède le scandale du Watergate.


Lumet a fait ses armes à la télévision et son style s'est forgé dans des réalisations à petit budget sur un temps de tournage restreint. C'est une des raisons pour laquelle beaucoup de critiques le considéraient plus comme un faiseur sans éclat que comme un narrateur digne de ce nom. C'est injuste, mais ça a touché d'autres cinéastes aussi économes formellement (comme Don Siegel ou John Sturges).


Mais dans Le Dossier Anderson (en vf), c'est particulier parce que Lumet devait adapter à l'écran un roman de Lawrence Sanders quasi exclusivement raconté par des transcriptions de surveillance rédigées par des espions. La technologie était au coeur de l'intrigue et montrait le décalage entre un voleur qui sortait de prison après dix ans derrière les barreaux et le monde moderne désormais équipé pour le repérer et le confondre.


Duke Anderson est donc un cambrioleur à l'ancienne qui ignore tout de là où il met les pieds. Il pense qu'il va pouvoir vider de ses biens de valeurs tous les appartements d'un immeuble cossu sans être vu ni même soupçonné. Pour lui il s'agit d'un braquage certes ambitieux mais dans ses cordes, reposant d'abord sur une organisation bien planifiée et des acolytes de confiance.

Toutefois il reste prudent : quand il remarque la caméra devant l'immeuble en question puis dans l'ascenseur, il fronce les sourcils. Et puis il s'entoure d'hommes de confiance, même si on lui impose un psychopathe à éliminer durant le casse. Le spectateur, lui, sait que c'est ce genre d'élément qui condamne les voleurs à l'échec, mais Anderson pense là encore qu'il s'agit d'un obstacle banal.

Le script de Frank Pierson digère très habilement la forme originale du roman et déroule une intrigue qui se joue sur deux niveaux : d'un côté les démarches d'Anderson pour son cambriolage, de l'autre tous ceux qui surveillent l'immeuble. Pendant le premier tiers du film, Duke avance ses pions, méthodiquement, sans se douter de rien.

Puis le récit bascule lorsqu'un client d'Ingrid se révèle un de ceux qui l'épient et peuvent tout faire capoter. Duke demande alors à sa maîtresse de choisir qui elle veut suivre, sachant qu'il est prêt à tout abandonner pour elle. A sa surprise, elle préfère Werner, sans doute pour la sécurité qu'il lui offre. Bien qu'il soit contrarié, Duke laisse filer parce qu'ainsi il a les mains libres, se débarrassant d'elle et de Werner.

Néanmoins il va se trouver à vider un immeuble alors que le FBI, le BNDD, l'IRS sont encore en train de surveiller l'endroit. Lumet fait très bien monter la pression, le spectateur est dans la confidence et espère que les voleurs s'en sortiront quand même, bien qu'il y ait peur de chance que cela se produise objectivement. Mais on le désire parce que le coup est tellement sensationnel que sa réussite serait une récompense pour les efforts des malfrats.

De ce point de vue, la simplicité de la réalisation joue pleinement en faveur du film : l'action est lisible, sans fioritures, et on sait que dans un heist movie, ce qui compte, c'est plus l'intrigue que la caractérisation, même si Anderson est un personnage tout à fait singulier. On en a la preuve dès le début alors qu'il participe à une sorte de réunion de groupe en prison en présence d'un psy.

Evoquant sa passion de percer des coffres-forts, Anderson compare cela à une pénétration sexuelle. Il suffit pour ouvrir un coffre comme pour faire jouir une femme de trouver en somme la bonne combinaison. Mais après toutes ces années derrière les barreaux, Anderson est légitimement frustré car il n'a pas baisé depuis longtemps et il a très envie de se rattraper.

Plus que cela même, il est en colère, furieux car il n'admet pas qu'on enferme un simple voleur en prison pour dix ans (dix ans de volés en fait) alors que des truands en col blanc, eux, passent à travers les mailles du filet judiciaire. Au fond, voler pour lui, c'est rendre service à la victime, qui pourra toujours être remboursé par l'assurance. Plus cyniquement, il a aussi faim d'argent et il veut avoir la première bouchée.

Ce voleur est incarné par Sean Connery et la première chose qu'on remarque ici, c'est qu'il a la crâne dégarni. C'est un secret de polichinelle aujourd'hui, mais il a perdu ses cheveux très tôt et portait donc un toupet quand il jouait dans les James Bond. Là, il apparaît donc au naturel et cela lui confère une autre dimension, plus âgée, mais aussi plus dure. Il a encore de la classe, mais ce n'est pas un séducteur extravagant comme 007.

IL est en tout cas excellent dans le rôle et bien entouré : Dyan Cannon joue Ingrid, cette call-girl ambigüe ; Martin Balsam, Tommy l'antiquaire homosexuel (façon vieille folle) ; Ralph Meeker, un capitaine de police couillu (dans la lignée des rôles qui l'ont fait connaître dès les 50's) ; et pour la première fois à l'écran on découvrait Christopher Walken dans la peau du Kid, déjà très bon.

Pour une fois, je ne vais pas dire du bien de la musique de Quincy Jones qui est vraiment insupportable avec des synthés criards. Plutôt que d'obliger Lumet à changer la fin pour ne pas faire penser au public que les mauvaises actions sont sans conséquences, le studio Columbia aurait dû faire appel à un autre compositeur sur ce coup-là.

Mais, pour le reste, vraiment, rien à redire. Lumet et Connery ont toujours fait la paire et Le Dossier Anderson prouve qu'ils étaient faits pour s'entendre.

samedi 15 novembre 2025

IPCRESS : DANGER IMMEDIAT (Sidney J. Furie, 1965)


Le physicien Radcliffe est kidnappé dans un train et son escorte tuée. Harry Palmer, sergent dans l'armée britannique travaillant désormais pour le ministère de la Défense, est transféré par son supérieur hiérarchique, le colonel Ross, dans la section dirigée par le major Dalby pour y remplacer l'escorte assassinée. D'après Ross, l'affaire de la disparition de Radcliffe est liée à celles de 16 autres savants anglais qui ont inexplicablement quitté leur poste récemment alors qu'ils étaient au sommet de leur carrière. Dalby reçoit pour mission de le retrouver s'il ne veut pas voir son département supprimé.


Le principal suspect dans cette affaire est Eric Gantby et son adjoint, Housemartin. Palmer fait équipe avec Jock Carnswell et le premier utilise une relation à Scotland Yard pour localiser Grantby grâce à sa voiture. Palmer va à la rencontre de ce dernier dans une bibliothèque publique et lui fait savoir que les autorités sont prêtes à payer le prix qu'il faut pour récupérer Radcliffe. Grantby lui donne un papier avec un numéro de téléphone pour arranger un rendez-vous. Mais il s'avère que le numéro n'a pas de correspondant et quand Palmer rattrape Grantby, celui-ci lui échappe avec l'aide Housemartin.


Housemartin est arrêté quelques heures plus tard et Palmer, prévenu, se rend avec Carnswell au poste de police où il se trouve. Mais ils le trouvent mort dans sa cellule alors que deux hommes, se faisant passer pour Palmer et Carnswell, lui ont rendu visite juste avant. Les deux agents se rendent là où a été appréhendé Housemartin et Palmer ordonne une fouille de l'endroit, sans rien trouver d'autre qu'un bout de bande magnétique sonore dont l'examen ne révèle rien d'autre qu'un bruit bizarre et une inscription : IPCRESS...
 

J'ai mentionné The IPCRESS File (en vo) dans la critique, hier, de L'Or se barre, et j'ai donc eu envie, comme souvent, par esprit de rebond, de le revoir (je pense même poursuivre avec les deux suites, Mes Funérailles à Berlin et Un Cerveau d'un milliard de dollars). J'avais été vivement épaté la première fois où je l'avais découvert et cela s'est confirmé.


Qui est Harry Palmer, le héros de ce film ? Citons une réplique du colonel Ross, son patron, quand il le présente au major Dalby : "Insubordonné. Insolent. Un filou. Peut-être avec des tendances criminelles." Comme l'intéressé est présent lors ce résumé, il confirme malicieusement. On apprendra ensuite que Palmer, ancien sergent dans l'armée, a fait de la prison pour avoir participé au marché noir et qu'il est devenu fonctionnaire pour en sortir.


Cet espion pas comme les autres est né de l'imagination de Len Deighton, un romancier qui a voulu surfer sur le succès de son confrère Ian Fleming, le créateur de James Bond. Ses propres oeuvres ont eu assez de succès pour que les producteurs de 007 l'embauchent pour écrire Bons Baisers de Russie (le deuxième volet des aventures de Bond, réalisé en 63 par Terence Young).


Mais la copie qu'il a rendue n'a pas convenu et il a été remercié. Harry Saltzman, un des producteurs de Bond, l'a rattrapé, séduit, lui, par ses romans et désirant proposer une alternative à 007. C'est exactement ce qu'est Harry Palmer : là où Bond est un globe-trotter, séducteur, au service de sa Majesté, affrontant des vilains pittoresques, le héros de Deighton est son exact opposé.

Outre les qualités décrites par le colonel Ross, Palmer est un fonctionnaire comme les autres. Il est affecté à des missions de surveillance ennuyeuses et lorsqu'il est muté dans un autre département, il est sous les ordres d'un officier qui impose à son personnel de tout consigner dans des formulaires. Quand Bond loge dans des palaces exotiques, Palmer vit dans un studio. Quand Bond couche avec toutes le femmes qu'il désire, Palmer fait la cuisine à l'assistante de Dalby pour la séduire.

"Vous ne quittez jamais vos lunettes ? - Uniquement quand je me mets au lit." Et Jean Courtney ôte les lunettes de Harry Palmer. Mais on ne les verra pas au lit ni recoucher ensemble. Et Palmer ne fréquente aucune autre fille avant ou après. Par contre il ne se prive pas de reluquer de belles anglaises dans la rue avec un sourire gourmand.

Tout le film est donc ainsi construit, comme une antithèse. Pas de grand spectacle, de fantaisie, d'intrigue échevelée, de héros invincible. La photo de Otto Helmer saisit Londres comme une ville grise, avec des espions eux-mêmes gris, mais des cadrages biscornus, insensés, des compositions bizarres, des angles de vue impossibles. Sidney J. Furie s'amuse à transcender cette grisaille par un style visuel baroque.

L'histoire concerne des kidnappings de savants rendus ensuite, contre rançon, très affectés mentalement, au point que leur génie est devenu inopérant. Harry Palmer et son partenaire Jock Carnswell trouvent une piste, IPCRESS, un acronyme correspondant au titre d'un ouvrage sur le lavage de cerveau (Induction of Pyschoneurosis by Conditioned Reflex under Stress).

La réussite d'IPCRESS : Danger Immédiat tient au fait que, sous les couches d'espionnage très bureaucratisé, le spectateur est d'abord un peu anesthésié par ces éléments de decorum afin que, ensuite, par contraste, plus Palmer approche de la solution, plus il est en danger et plus on craint pour lui. Comme c'est un binoclard, une fois qu'on lui enlève ses lunettes, il ne voit littéralement plus grand-chose, encore moins la mort qui rôde.

La forme du film épouse le fond de l'intrigue : tout ce que Furie et son directeur de la photo s'évertuent à trafiquer n'est là que pour traduire le sentiment d'oppression, de flou qui entoure Palmer. La traduction la plus directe, c'est que lorsqu'il ne porte pas ses lunettes, il voit donc tout trouble, et dès qu'il les remet, c'est comme une mise au point qui lui permet de cerner rapidement le détail qui cloche.

Pendant les 2/3, voire 3/4 du film, Palmer fonce. Puis dans le dernier acte, soumis à une torture que je ne dévoilerai pas, et privé de ses verres correcteurs, il avance à tâtons, risquant sa vie et celle des autres, jusqu'à une confrontation finale où, pour recouvrer sa lucidité et sa vue, il se mutile et tranche de manière décisive. C'est là qu'on comprend pourquoi un agent insubordonné comme lui était l'homme de la situation : son caractère indocile lui a permis de résister à ses bourreaux - et d'ailleurs, n'est-il pas d'abord payé pour ça ?

Avec son accent cockney, Michael Caine campe génialement (comme d'habitude) cet espion issu du milieu ouvrier, petite main du contre-espionnage, malicieux, irrévérencieux mais pugnace, dur au mal : Harry Palmer n'a pas éclipsé Bond, mais grâce à son interprète (qui jouera plus tard avec Sean Connery dans L'Homme qui voulut être roi) il est entré dans la légende.

Les seconds rôles échoient à des comédiens tous impeccables : Nigel Green (Dalby), Guy Doleman (Ross), Sue Lloyd (Jean), Frank Gatliff (Grantby) et surtout le toujours formidable Gordon Jackson (Carnswell).

John Barry signe la musique, là aussi aux antipodes des partitions épiques de Bond, avec l'omniprésence du cymbalum, qui a un son entre le piano et la guitare, et un thème principal magnifique.

IPCRESS : Danger Immédiat est une pépite, de celles qu'on adore parce qu'elle divertit en offrant au regard et à l'esprit quelque chose de totalement atypique. Une sorte d'équivalent pour le film d'espionnage à ce que Le Point de Non-Retour de John Boorman fut pour le polar.